[Analyse] : After Life de Hirokazu Koreeda

Hirokazu Koreeda est né à Tokyo en 1962. Son approche de la fiction tout à fait particulière lui vaut d'être reconnu internationalement comme l'un des cinéastes japonais les plus talentueux actuellement. En effet l'esthétique de ses films aussi bien que leurs méthodes de fabrications renvoient profondément à l'idée de cinéma documentaire. Les films qu'il créé proposent sa propre vision du monde et des rapports entre personnages très simples et aux vies sans événements majeurs. Egalement documentariste, il bâtit ses fictions en retravaillant perpétuellement le scénario ainsi que le découpage, en collaboration avec ses acteurs, leurs idées, ou même leurs souvenirs.

Il ne s'abstient pour autant pas de créer des films éloignés de tout réel, pour préférer des univers oniriques ou des intrigues insensées. Dans Air Doll (2009) par exemple, il adapte un manga de Yoshiie Goda, et met à l'image l'histoire d'une poupée gonflable qui se réveille dotée d'une âme. Néanmoins ses films les plus salués, notamment par la France et Cannes, sont ceux qui proposent des esthétiques typiquement documentaires, et sans excès loufoques ; tels que Nobody Knows (Prix d'interprétation masculine à Cannes en 2004 pour son acteur de 9 ans) et Tel père tel fils (Prix du Jury à Cannes en 2013).

Dans Nobody Knows, Koreeda exploite un fait divers. Après avoir lu l'histoire d'enfants abandonnés dans un appartement en plein Tokyo durant des mois, il se décide à imaginer comment la survie s'est organisée. Il invente alors un background assez sommaire à cette histoire, installant une mère frivole incapable d'assumer ses enfants malgré une tendresse sincère et un fils aîné de neuf ans qui petit à petit passe du rôle de frère protecteur à celui d'un enfant qui aimerait pouvoir vivre sa vie d'écolier, de camarade, de petit rêveur.

Dans Tel père tel fils, il imagine qu'une famille tokyoïte huppée s'aperçoit des années plus tard que leur bébé a été échangé à la naissance. Les enfants découvrent donc leurs vrais parents. Koreeda peut alors donner un peu de lui en traitant du sujet de la paternité en s'inspirant de sa propre enfance, des manquements de son propre père et du père qu'il souhaiterait être pour ses propres enfants. Si l'esthétique de ce film se veut plus stable et artificielle, l'intrigue qui traite de questionnements sociaux ainsi que d'un point de vue personnel sur la paternité inscrivent ce film dans la lignée directe de Nobody Knows. Il s'agit tout autant de proposer un point de vue sur l'humain, les rapports familiaux ou la question de la pauvreté, des phénomènes du réel qui semblent avoir touché personnellement ce cinéaste.

Afer Life réalisé bien avant en 1998 est également bien accueilli en France, et bénéficie d'une sortie dvd en version originale sous-titrée dès Novembre 1999. Très tôt, Hirokazu Koreeda marque l'empreinte d'un cinéaste singulier avec ce drame fantastique parsemés d'élément documentaires, dans l'esthétique proposée, comme dans les secrets de fabrication.






Dans After Life nous découvrons un lieu étrange dans lequel une petite équipe de personnages dévoués reçoit une vingtaine de nouvelles personnes décédées il y a peu. Travaillant dans les limbes imaginées par Koreeda, ils ont un sept jours pour faire choisir à ces personnes le souvenir qu'ils aimeraient revivre pour l'éternité. Ils les reçoivent en entretiens, leur fournissent des archives vidéos de leurs vies, créent un dépouillement du détail de ces moments et dialoguent longuement de façon intimiste avec ces inconnus qui se doivent de faire un choix de mémoire.

En fin de semaine, ils tournent le film de ce souvenir en studio de cinéma rudimentaire, avec beaucoup d'astuce. Le caractère ludique de ces séquences magnifie le cinéma un peu à la manière d'un Michel Gondry construisant des décors en carton pâte. Découvrant avec quoi les employés des limbes recréent sa propre mémoire, un mort semble d'abord peu convaincu face à la mise en scène de son vol en petit avion de tourisme. Et pourtant plus tard, devant quelques nuages de coton, une carcasse de Cessna et un ventilateur, il est totalement subjugué.

Au dernier jour les morts sur le départ découvrent le film dans une salle de projection, quand la lumière de la salle se rallume, ils ont disparu. Comme pour Air Doll Koreeda se permet une intrigue très décalée et fantastique qui ne peut être que fictive. Mais néanmoins, il invente des personnages de cinéastes qui ont une démarche elle-même faite d'un mélange de fiction et de documentaire. Les personnels des limbes font des recherches sur les morts qui viennent d'arriver puis tournent une reconstitution sur la base de leurs souvenirs réels.

La crédibilité de son univers tient beaucoup à l'esthétique documentaire de la caméra à l'épaule qui virevolte entre les acteurs donnant des airs de making-of, mais aussi à l'interprétation de ces derniers qui construisent leur propre background à l'aide de leurs seuls souvenirs. Les personnages sont dépourvus d'une histoire personnelle poussée, ce qui provoque ce sentiment d'intrusion dans un réel, ils ne semblent pas écrits pour servir une histoire mais pour mener leur propre existence. Du moins jusqu'au troisième quart du film vers lequel une intrigue plus précise se dessine entre Mochizuki et l'un des morts dont il doit s'occuper, Ichiro Watanabe. Ce dernier ne parvient pas à choisir de souvenir assez plaisant avec sa femme car revoyant les archives de sa vie passée, il se rend compte de la platitude de celle-ci.

Assis à ses côtés face aux images vidéo, Mochizuki reconnaît la femme de Ichiro, avec laquelle il a lui même eu une liaison durant la guerre. Nous comprenons alors à l'approche de la fin que Mochizuki et ses collègues sont des morts qui n'ont pas su/voulu choisir et qui se retrouvent donc à administrer les limbes jusqu'au jour où ils seront capables de faire ce choix.

Durant ces séquences la puissance du Koreeda dramaturge reprend le dessus et l'aspect documentaire se fait oublier, comme dans les séquences qui laissent entrevoir l'amour que pourrait porter Shiori, collègue des limbes peu confiante, à Mochizuki. Dans ces moments les cadres sont fixes et les raccords regard nombreux. Tout ce qui touche aux relations entre ces deux personnages permet un retour à une esthétique de fiction et à un découpage plus cut de plans courts, à une fluidité du montage. La présence de la caméra est moins perceptible dans ces séquences, ce qui tranche ostensiblement avec les choix de mise en scène que je vais détailler en prenant l'exemple de la première séquence du film.

Premier plan
Dès le premier plan la présence de la caméra est soulignée et l'idée que nous nous introduisons dans le quotidien de personnages réels est manifeste. La caméra est portée, et l'angle choisi pour filmer ces deux hommes grimpant les escaliers semble choisi par défaut. Comme si Koreeda était venu faire un documentaire sur les limbes en commençant par suivre deux administrateurs en route vers leur première réunion de la semaine, sans savoir par avance dans quelle salle de l'immense bâtiment ils se rendent. Il sont donc suivis par la caméra, qui peine par instants à suivre leur démarche et à garder ces pieds dans le cadre.

« Et ce vieux Mr. Yamada (…) il n'a que des histoires de fesses ! »
La première phrase du film témoigne du fait que nous prenons une conversation en cours, que nous nous introduisons dans un dialogue qui avait sa propre vie. Koreeda ne pousse pas le vice en faisant ses acteurs regarder la caméra, ce ne sont pas eux qui s'adaptent à sa présence mais bien l'inverse. Cela coïncide plutôt bien avec l'idée que les acteurs font perpétuellement évoluer le scénario et les dialogues, Koreeda s'adaptant à leurs idées, souhaitant autant d'imprévus que possible afin de ne pas s'enferrer dans un découpage prédéfini.

Début du second plan, les acteurs dépassent la caméra en terminant leur dialogue
Le plan suivant est un plan séquence à l'épaule, très instable et mobile. Il commence d'abord par un travelling arrière sur les deux hommes qui discutent, puis qui dépassent la caméra pour entrer dans la salle de réunion. La caméra se met alors à virevolter entre les personnages tous affairés et l'impression de capter un réel est très forte. Chacun vit sa vie, les dialogues ne semblent pas écrits non plus, si ce n'est pour le patron des lieux qui vient donner ses instructions pour la semaine. Shiori est néanmoins caractérisée grâce au peu d'espace que lui accorde le cadre et son silence total. 

Shiori balayant au dernier plan, masquée par Mochizuki
Le chef d'équipe vient donner ses instructions
Les morts font leur entrée
 Dès la séquence suivante, l'aspect fantastique se révèle au spectateur, et la construction du cadre semble dire beaucoup de choses sur la démarche même du film de Koreeda et sur le destin de ses personnages. Les morts récents arrivent en sortant d'une brume épaisse pour se présenter à l'accueil. Il donnent leur noms puis passent une porte entre deux rangées de carreaux qui rappellent étrangement la forme d'une pellicule. Ils entrent pleinement dans le film. Le cadre est alors fixe, le son d'un clocher renforce l'impression fantastique, ainsi que le défilement trop régulier de ces personnages.

Les entretiens individuels vont commencer
Deux plans plus tard, ces personnes sont rassemblées dans une salle d'attente et discutent ensemble. La caméra semble capter un moment de détente des acteurs, pas du tout un plan millimétré. Ils discutent ensemble et échangent déjà des souvenirs réels d'acteurs non-professionnels. Encore une fois, toute la démarche du film est présente dans les premiers plans. 
 
SOUVENIRS REELS ET MISE EN ABIME

Koreeda filme les entretiens de ces personnages à la façon d'un documentaire. Depuis le point de vue des employés des limbes, en plan fixe, axé sur l'autre côté du bureau, vers les morts qui témoignent de leur vie. Bien entendu, Koreeda a tout de même construit une intrigue qui nécessite que les souvenirs choisis finalement soient prévus, mais il demande tout de même à ses acteurs non professionnels de partager avec la caméra de vrais instants de vécu. Un jeune homme raconte à quel point il aimait le son de clochettes des chaussures d'une fille dont il était amoureux, quand il l'entendait au loin, il savait qu'elle arrivait et se disait « Chic, la voilà ». Une femme âgée raconte comment se déroulaient les fêtes de village de son enfance. Un homme se rappelle de la sensation de douce chaleur qu'il ressentait face à la fenêtre ouverte du conducteur de tramway. Un autre ancien raconte pour sa part ses souvenirs de guerre...

Les acteurs non professionnels sont les vrais personnages
« La moitié des acteurs ont été recrutés sur audition. Ils racontent donc leurs propres souvenirs. L’un d’entre eux a parlé plus d’une heure. Dans la première partie, ils racontent leurs souvenirs, dans la seconde, j’ai essayé de prolonger. » (Entretien pour Panorama-Cinéma.com)

Plus tard les personnages font face pour certains à leurs archives de vie, sous forme de cassettes vidéo. Ici, Ichiro Watanabe incapable de se souvenir d'un instant agréable de sa vie est surpris par l'idée même de revoir sa vie sur soixante et onze cassettes.

"Des vidéos ?"
Une fois le choix du souvenir fait, les morts sont emmenés sur des lieux qui pourraient servir de décor afin que l'équipe des limbes sache comment les reconstituer. Puis les studios sont mis en place, et les décors prennent vie. 

Reconstitution d'un vol en avion de tourisme dans les studios des limbes
Un mort explique à l'équipe comment recréer son souvenir
D'abord réticent, cet homme est bluffé par la mise en scène de son souvenir
Cette femme apprend une danse traditionnelle à la jeune fille qui jouera son rôle
Projection des souvenirs ; le moment du passage vers l'au-delà
Dans son intrigue, Koreeda créé un personnage important, Mochizuki. Celui-ci n'a pas su choisir le souvenir à emporter pour toujours. Mais en fin de film, il dit avoir trouvé. Il demande alors à ses collègues de le reconstituer afin qu'il puisse gagner l'au-delà, ce qui attriste Shiori. Mais son souvenir est étrange. Il veut être filmé faisant un regard caméra. La question de la responsabilité parcourt toute la filmographie de Koreeda. Ainsi à cet instant, Mochizuki semble assumer le fait d'avoir couché avec la femme de Ichiro Watanabe en se confrontant à lui-même.

Cependant cette séquence est un casse-tête. Nous assistons à la projection de ce souvenir qui semble tenir en deux plans. Mais le deuxième est-il vraiment compris dans ce souvenir ?

Souvenir de Mochizuki (champ)
Souvenir de Mochizuki (contrechamp)
 A l'issue de cette projection, Mochizuki a disparu de la salle quand la lumière se rallume. Shiori semble triste, et dès le début de la semaine suivante, elle se retrouve à la place de Mochizuki dans une réinterprétation du travelling du début du film (dialogue et dépassement de la caméra par les acteurs).

Une énorme mise en abîme se dévoile également. Durant tout le film, quelques courtes séquences sont consacrées à une lucarne à travers laquelle Mochizuki et Shiori regardent la lune à plusieurs reprises.


Première image de la lucarne vue de jour
Shiori entame une nouvelle semaine quand elle voit la lune en plein jour
Le gardien enlève le cache, la voit et la salue
Ce film est donc une fiction semblable à un jeu, un puzzle qui fonctionne sur l'ambivalence fiction/documentaire ou fiction/réel. Il traduit une pensée sur la mémoire, les souvenirs et le cinéma. Koreeda montre vraiment toute l'étendue de sa singularité en maîtrisant parfaitement cette balance délicate entre deux genres constitutifs, le documentaire et le cinéma fantastique qui par essence questionne la vie après la mort, l'immortalité sur pellicule.

Comme une suite de mises en abîme, il dispose de nombreux niveaux de lecture. Le spectateur lui-même est mis dans la position des pensionnaires qui subissent la découverte d'effets rudimentaires censés recréer une réalité vraisemblable. Et comme ces pensionnaires, il est dupe, ce que souligne la séquence du gardien et sa lune.

Ce film très particulier parle de cinéma et donne beaucoup à comprendre de l'esprit de Koreeda. Il permet également, comme l'aurait fait un documentaire, de présenter des profils très différents de membres de la société japonaise. Certains sont âgés et mutiques, d'autres beaucoup plus souriants, ou encore révoltés contre l'idée de devoir choisir un souvenir et un seul.

Koreeda souhaitait que le film se construise grâce à l'interprétation de ses acteurs non-professionnels et leurs souvenirs réels. Le processus de création de ce film est intégralement construit sur l'ambivalence fiction-documentaire, et le rend unique, surprenant, il pousse au questionnement existentiel, tout comme au questionnement de pur cinéma.

« Une partie du scénario est écrite avant le casting, mais sa structure est valeur à changement. L’histoire évolue en fonction de mes rencontres avec les acteurs et actrices. Pendant le casting, après, mais aussi pendant le tournage. Mes idées évoluent à mesure que le film prend forme et bien souvent, c’est la combinaison de mes idées et de celles des comédiens qui donne à l’histoire et au film leurs formes définitives. »


« Dans les films de Naruse, il n’y a pas de présence divine. [rires] C’est ce que j’aime. On n’est pas jugé. Il n’y a aucune volonté d’action, c’est ce qui me plaît.


Panorama-cinéma : Est-ce lié à une valeur documentaire, un rapport d’authenticité entre le sujet et le réel?


C’est exactement ça. Il me semble qu’il n’y a pas de fausseté, que chaque chose est emprunte du réel : « l’homme est ainsi ».





Références :
Entrevue avec Elodie François pour Panorama-Cinéma.com
http://www.panorama-cinema.com/V2/article.php?categorie=1&id=178
Ciné Club « L'île verte »

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