Nous évoquerons aujourd'hui un cas qui n'entre pas spécifiquement dans les catégories du "gore", "snuff", et du "graphic" sanglant. C'est déjà ça. Néanmoins la violence est d'un niveau particulièrement élevé. Il s'agit d'un road rage (pétage de plomb d'automobiliste si vous préférez) s'étant soldé par une bataille de flingues en pleine rue.
Un internaute a pu avoir accès aux images "dashcam" de l'un des conducteurs. Récupérées ensuite par Phillip Lewis, éditorialiste de première page du Huffington Post à Detroit, qui a jugé utile de les propulser sur Twitter.
De nouveau je capture, je m'apprête à publier mais je me dis, "Tiens, je vais voir si ça bouge encore, en l'espace d'une minute".
Et force est de constater que ça bougeait vite : 4000 vues de plus en une minute.
Je n'allais pour autant pas passer ma soirée à recharger une page toutes les trois minutes pour surveiller un compteur, je ne suis pas encore dingue à ce point. Néanmoins je suis repassé sur ce post je dirais deux heures plus tard, et *gling gling gling* on tapait dans le million.
Et tout de suite, alors que je tape cet article, nous en sommes à 1,5 million de vues.
Bien sur il y a un contexte à garder en tête : les USA qui sont un grand pays en nombre d'habitants représentent donc logiquement un nombre pas croyable d'internautes. Une vidéo qui tape dans les 1,5 million de vues en 24h, ce n'est pas en soi un événement. Ce qui m'interroge c'est l'utilité et l'impact d'une telle viralité.
En France le cas le plus semblable récemment c'est sans doute l'agression de Yuriy, qui en une poignée de jours a culminé à 4,5 millions de vue. Rapporté au nombre d'habitants en France, C'EST impressionnant.
Maintenant, pourquoi suis-je si obsédé par ces phénomènes de viralité, spécifiquement sur les contenus violents ? Car j'aimerais savoir quel mécanisme et quelle justification mènent à un tel constat. La première explication qui me vient en tête, surtout dans le contexte américain, c'est la volonté de dénoncer les armes en quasi-totalement-libre circulation dans ce pays. Beaucoup de citoyens américains aimeraient que la législation change et que moins de leurs voisins puissent se promener une arme de poing ou une arme de guerre dans la boîte à gants ou dans le coffre.
A l'appui d'images saisissantes du coup, ils tentent d'alerter, je suppose. En observant le comportement du conducteur ici à l'image, on observe qu'il est détendu, écoute de la musique, chantonne même à un moment il me semble, avant de pointer son arme vers l'autre véhicule et avant de faire feu, détruisant au passage ses propres vitres et pare-brise.
La première chose qui vient en tête de certains spectateurs : ce type a un problème psychologique. Il ne semble pas en capacité de saisir la portée de son geste. Tellement détendu que les spectateurs pensent qu'il y prend plaisir. Par extension, les internautes soulignent donc que dans un pays où la santé mentale (comme ailleurs) est un problème de santé publique de premier ordre, conjuguer cela avec la libre circulation des armes donne naturellement naissance à des événements de cette sorte.
L'explication militante, politisée, engagée, est donc sans doute à la source de ce partage. Et en soi je le répète il n'y a pas de gore sanglant à voir, ce qui est déjà bien en soi. Ce n'est pas le cas le plus édifiant concernant une culture snuff qui passerait du web spécialisé aux flux mainstream.
Mais à mon sens toutefois nous sommes bien face à un contenu qui doit interroger, enfin, sur l'impact de ces images sur la jeunesse en particulier. Elle débarque dans un monde qui fait la publicité de la violence en permanence, qui au prétexte de la dénoncer l'expose partout et consolide une image du monde qui peut briser l'innocence des plus jeunes, les déprimer sans doute très fort, et peut-être aussi les convaincre que le monde est ainsi. Peuplé de gens fous, violents, que les politiciens n'entendent pas contrôler excessivement. En fait, c'est GTA IRL.
Et encore une fois je me demande à quoi sert de voir de telles images, est-il vraiment nécessaire, indispensable, de VOIR POUR COMPRENDRE. La question est sans doute légitime. Car par le passé les USA ont été marqués par les fusillades et le seront sans doute encore demain. Les citoyens de ce pays ont vu d'innombrables gamins fuir leurs lycées, se tenant le bras ou la jambe, une traînée de sang derrière eux.
Ils ont vu des jeunes devenir des militants, à la suite du meurtre d'un camarade ou d'un enseignant, s'opposer à la culture des armes à feu. Ils ont vu tellement de choses, d'ores et déjà. Et cela n'a pas changé grand chose. Alors, VOIR POUR COMPRENDRE. Est-ce vraiment efficace ? Question plus difficile encore : est-ce que comprendre permet forcément ensuite d'agir ?
Question posée notamment par les cinéastes syriens il y a quelques années, dans une tribune en partie à l'origine de mon intérêt pour la question des images de violence réelle et de victimes perdant la vie sous l'oeil des caméras. Amers, ils demandaient que nous cessions nous autres occidentaux de filmer leurs morts ou de récupérer les images faites là-bas pour les surdiffuser ici, repassant en boucle, encore et encore, les moments fatidiques durant lesquels leurs propres frères perdaient la vie, massacrés par un régime ou par une haine fratricide que les politiciens du monde entier ne semblent pas réellement vouloir empêcher.
Ils demandaient à ce que nous nous mobilisions, que nous prenions le sujet au sérieux et que nous devenions visibles dans les rues, nous les citoyens, pour dénoncer ces guerres et ces haines. Ils demandaient que nous agissions. OU BIEN, que ne cessions de regarder. "Ne regardez pas sans agir" était un peu le message.
Sinon, à défaut, il s'agit d'une simple activité de spectateur qui cherche une catharsis. Quelle catharsis pourrions-nous trouver à travers le visionnage de scènes d'une violence particulièrement obscène ou choquante ? A mon avis, celle du citoyen conscient, au courant, et sensibilisé.
J'ai vu un film sur le climat et la fin du monde : je deviens un militant écologiste. Mais vais-je agir au quotidien ? Pas sur. Vais-je dire à tout le monde que j'ai vu ce film, et dire à tout le monde de voir ce film ? C'est déjà plus probable.
Alors face à la violence, aurions-nous le même réflexe ? WATCH THIS. Regardez ! Peut-être n'agirez vous pas ensuite. Peut-être froncerez-vous les sourcils, peut-être exprimerez vous votre dégoût dans un commentaire, perdu dans le flux, en fait éphémère. Prisonniers de l'immédiateté et de cette danse infinie. Je vois, je suis outré, je dénonce, je retourne mener ma vie. Jusqu'à la prochaine fois.
Que se passe-t-il à l'échelle des individus que nous sommes ? Avec le temps et la multiplication des contenus violents que nous consommons (généralement sans l'avoir demandé/cherché), sommes-nous de moins en moins tranquilles face à l'état du monde ? Sommes-nous sur le chemin d'une révolte, d'une révolution pacifiste, d'une sorte d'éveil collectif ? Ou sommes-nous enfermés dans la banalisation du mal, nous habituons-nous en fait à cette réalité crue, sommes-nous plongés dans le constat-catharsis-résignation ?
L'image est-elle vraiment utile ? Productive ?
Ai-je tort de m'opposer à cette circulation effrénée de contenus violents ?
Ai-je tort d'insinuer que voir et partager n'a rien d'une activité saine et politiquement responsable ?
Car estimant que notre capacité à interroger les mauvais effets de la fiction s'évanouit lorsque nous consommons du snuff et du réel en pixels de sang ?
Je travaille sur un théorème, je voudrais l'appeler Omayra.
Nous verrons bien si "voir la mort en face" nous permet de mieux l'anticiper demain.
Ou si la seule chose qui s'améliore, c'est le signal satellite.
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