[Cinéma] Oppenheimer de Christopher Nolan (2023)




L'équation me semblait prometteuse. Un cinéaste ayant le goût de se projeter dans des sujets qui dépassent l'ensemble de l'humanité choisissait de s'attaquer à celui du Projet Manhattan et de la bombe atomique. Il voulait pour personnage principal Robert Oppenheimer. Un homme sur qui une pression immense s'est manifestée alors qu'il se devait de jouer le fusible entre les scientifiques et les militaires au coeur d'une époque de désolation mondiale et tout en ayant conscience du fait qu'il mettait son génie au service de la création d'un ouvre-boîte de Pandore.

Le Projet Manhattan et Trinity représentent un moment déterminant de l'histoire de l'humanité. L'entrée dans l'ère atomique est un changement de paradigme qui non seulement a provoqué d'immenses de grandes secousses dans les domaines de la science et de la guerre mais qui a également influencé l'art, la culture, le cinéma, la musique ou la philosophie. Car en offrant les outils de la guerre froide aux américains et aux russes, l'arsenal nucléaire a instauré un nouvel état de sidération et d'angoisse face à cette réalité : nos ennemis et nos dirigeants sont désormais en situation de tous nous annihiler sur simple pression d'un bouton. Aux États-Unis en particulier cela a eu pour effet de conditionner toute une génération de citoyens dans la crainte permanente d'une gigantesque catastrophe.

Pensons notamment à la crise des missiles de 1962. Les écoliers étaient amenés à multiplier les exercices d'alerte, devaient constamment avoir à l'esprit de quelle manière se jeter au sol, devaient avaler des tonnes de viande y compris au petit déjeuner au prétexte que celle-ci favorisait le métabolisme et offrait donc une meilleure résistance aux effets de la radioactivité etc. C'était une époque de prévention constante avec la promesse que tout irait bien en suivant les règles et recommandations, ce qui paradoxalement rassurait peu de gens et provoquait plutôt la crainte existentielle en mettant dans le crâne des américains qu'ils pouvaient disparaître dans les flammes de l'enfer à tout moment et sans en être avertis. Joe Dante a pensé son génial Matinee/Panic sur Florida Beach en s'inspirant de ce qu'il avait vécu lui-même alors qu'il était enfant à cette période et je vous le recommande chaudement.




Nolan donc choisissait de s'attaquer à un sujet très vaste et profondément lié à un épisode de l'histoire qui a marqué l'avènement d'un nouveau paradigme humain. J'étais donc franchement impatient de pouvoir découvrir ce film. Cette alliance d'un auteur comme Nolan et d'un sujet comme Trinity me vendait du rêve d'office, il n'était pas nécessaire de m'intoxiquer avec ce marketing massif et prétentieux. Il s'avère qu'il a potentiellement renforcé mon envie de basher ce que j'ai fini par voir sur l'écran. Et avec le recul il me semble en réalité trahir l'incertitude de Nolan qui s'est sans doute aperçu à un moment qu'il n'était plus en capacité d'émouvoir et de transporter les spectateurs à la recherche d'autre chose que de sa grandiloquence abusive et de plus en plus déplacée.

Car ici l'auteur fait de personnages ayant réellement existé des pantins qui semblent tous équipés d'un seul visage, d'une seule émotion. Il est rare de voir les comédiens en position de déployer une réelle dynamique dans leur jeu. Cillian Murphy doit simplement avoir l'air sonné en permanence. Emilie Blunt faire la gueule en permanence. Florence Pugh doit quant à elle jouer une sorte de dominatrice insupportable, ce qui pousse sans doute Nolan à exposer sa poitrine un maximum histoire que le spectateur puisse trouver un mauvais prétexte à l'attachement d'Oppenheimer à son égard. On est bien loin de la vision de Roland Joffé qui certes abusait des violons et de la guimauve mais qui pensait une Jean Tatlock agréable à vivre et pas constamment dans le jeu étrange d'une attraction-répulsion.

Matt Damon/Leslie Groves est pour sa part trop absent de ce récit pour qu'un véritable lien d'amitié complexe prenne forme sur l'entièreté du film, et leur échange de regards supposément complices après le succès de Trinity tombe donc à plat. Car jamais Groves ne semble être un personnage d'importance. Et là encore le contraste avec la vision de Joffé est d'une grande violence. Chez lui Paul Newman se déployait à l'aide d'un regard perçant et d'une performance hyper énergique, faisant de son personnage un homme potentiellement plus impressionnant que le véritable Leslie Groves. Ici Matt Damon correspond physiquement bien plus au Groves des photos historiques, tout comme Murphy se rapproche davantage d'Oppenheimer que Dwight Schultz, mais les traits de caractères et par conséquence les interprétations de ceux qui doivent leur donner vie sont d'une pauvreté regrettable.

Robert Downey Jr. s'avère être celui qui s'en tire le mieux car il semble imposer une sorte de surjeu à la simplicité manifeste des situations et du texte qui le soutiennent, ce qui en bout de course donne une performance paradoxalement maîtrisée, extrêmement juste et qui marquera sans doute bien plus les esprits que toutes les autres dans ce film.

Concernant le récit lui-même et son message, rien ne va à mon sens. Nolan s'attaque donc à un sujet existentiel et à un épisode historique d'une importance cruciale tant les questions éthiques et philosophiques qu'il pose ont provoqué de grands vertiges dans les cercles intellectuels du monde entier. Mais l'axe qu'il choisit est incroyablement réducteur. Tout tourne autour d'Oppenheimer et de son seul destin. Malheureusement en faisant le choix de faire de lui une sorte de gentil chaton constamment victime de la brutalité des politiciens voir même victime de son propre génie, Nolan pense un Oppenheimer qui semble subir son propre cerveau et ne jamais réellement se montrer passionné par ce qu'il étudie d'un bout à l'autre du film. Il sait des choses, oui. C'est visiblement un grand penseur. Mais il semble quasiment dévoré par sa propre perception révolutionnaire de la physique quantique. Comme s'il n'avait jamais réellement espéré faire de découverte et comme si le monde de la science lui-même ne le motivait pas spécialement.




Le personnage est tristement plat. L'alchimie entre lui et ces étranges personnages secondaires, en particulier féminins, renforce cette impression qu'il n'est responsable de rien et subit la volonté de chacun. Enfoncé dans un fauteuil il écoute les interrogatoires qui visent à faire de lui un traître à la patrie comme un gamin qui passe en conseil de discipline. Aucune subtilité dans la mise en scène du personnage principal qui subit, constamment, ne décide rien et donc ne devrait jamais être accusé de rien. Oppenheimer ici est un gentil savant qui n'a rien fait de spécial, n'a créé aucun engin de destruction massive, car l'engin lui-même est un détail. On s'en contrefout presque. La question n'est pas la bombe, le massacre, l'éthique etc. La question est "Pourquoi sont-ils tous si méchants avec Oppie ?".

Retournons à Joffé, son Oppenheimer est un brillant scientifique mais très suffisant, qui semble trop conscient de sa supériorité, qui frime. Lorsqu'il prend conscience des implications éthiques du programme qu'il dirige, ses doutes sont alors plus sérieux car la psychologie du personnage évolue. Le vantard espiègle qui savoure les salves d'applaudissements devient un homme au visage fermé, heurté par la mort ou l'éloignement des amours de sa vie et qui malgré un final un poil trop triomphaliste semble avoir avalé sa propre fierté pour accepter de jouer le jeu des apparences.


Chez Nolan le doute s'installe également, mais l'écriture du personnage et le choix d'une narration non linéaire lui imposent un électrocardiogramme plat. Son seul moment d'émotion à la suite de la mort de Jean Tatlock est d'une lourdeur abyssale, dans une mise en scène ridicule avec un Oppenheimer encore une fois prostré comme un gosse que sa compagne-maman vient gronder et empêcher de rester en position fœtale. Difficile (pour moi en tous cas) de prendre tout cela très au sérieux. 

Je passe rapidement sur la musique, intéressante mais insupportable tant le niveau sonore est agressif et semble traduire la dépendance de Nolan à la musique qui viendrait lui servir de trigger émotionnel. Comme s'il était incapable d'émouvoir sans elle, sans qu'elle ne nous kidnappe violemment. Il a pourtant démontré le contraire à de nombreuses reprises dans le passé, mais pour Oppenheimer il peut dire merci à son compositeur ainsi qu'à celui ou celle qui a décidé de faire péter les enceintes, sans la musique l'impression de faire face à un récit inintéressant et qui ne sait jamais où il va aurait été encore plus palpable.

Le montage de son côté est parfois très bancal et cette obsession de Nolan pour les flashbacks/flashforwards et l'envie de fabriquer un labyrinthe devient gênante. En particulier dans un récit historique. Jouer avec le temps est une obsession de Nolan. Ca n'aide pas nécessairement dans un contexte comme celui de cette histoire. D'autant que le cinéaste largue sur le spectateur des mega-tonnes d'informations à un rythme soutenu. Impossible de s'attacher au moindre personnage et difficile pour notre cerveau d'enregistrer toutes ces informations qu'il n'a même pas le temps d'intérioriser.

Le traitement des conséquences de Trinity et des bombardements sur le Japon mériterait un article distinct tant il laisse à désirer. Jamais nous ne verrons la moindre image réelle ou reconstituée de ce que les japonais ont subi. Cela s'avérerait moins problématique en soi si le film ne nous invitait pas en prime à imaginer des victimes américaines plutôt que japonaises pour illustrer la prise de conscience d'Oppenheimer. Drôle d'idée, encore une fois.

Ce qui compte finalement c'est la politique intérieure des USA et dans un cercle restreint car tout tourne autour d'Oppenheimer. Et la seule critique très palpable à l'égard des USA concerne le maccarthysme et cette chasse aux sorcières visant la moindre sympathie de gauche. En somme il n'existe aucun monde au-delà des États-Unis et la passivité maladive de cet Oppenheimer là lui donne l'air d'être constamment ailleurs, naïf concernant la politique, absent concernant l'éthique. La seule inquiétude semble concerner le risque d'un embrasement de l'atmosphère. Ben oui... cela tuerait ceux qui pressent le bouton aussi. Mais si on peut éviter ça, ôter la vie de centaines de milliers d'humains en un claquement de doigts, ce n'est pas vraiment un souci. Tant qu'ils ne sont pas de chez nous hein. Vraiment ce film manque d'un réel propos pacifiste et d'une vraie remise en question de la bombe atomique. La seule attaque autour de ce programme de recherche à visée militaire concerne le fait que non, une seule bombe ne suffira jamais. Comme le dit un personnage secondaire à un moment, cela suffira "jusqu'à ce qu'on invente une bombe plus grosse". La bombe préparée par Los Alamos et le fait qu'on va bombarder des populations civiles, ça passe malheureusement à la trappe, les protestations et la pétition de Chicago n'ont que peu d'intérêt et lorsqu'on les évoque c'est lors de la mise en accusation d'Oppenheimer qui face aux autorités cherche quasi systématiquement à minimiser ses responsabilités, voir à servir d'informateur.

Quand enfin Oppenheimer exprime des regrets, il faut attendre longtemps, très longtemps, ils sont nombrilistes, il n'aime pas le sentiment d'avoir du sang sur les mains. On pourra bien me rétorquer que "le film c'est Oppenheimer pas le reste du monde". Mais cette façon de formuler la chose (le sang sur les mains) empêche à sa manière elle aussi l'existence des victimes dans le récit. Oppie ne dit pas "tous ces gens, je pense à eux" non, il parle de ce qu'il ressent et de ce qu'il devient, de comment le monde risque de le percevoir. Dingue, il me rappelle la psychologie de ces criminels dont parle la chaîne Explore With Us.

Par chance un personnage secondaire se moque un peu de lui, et à mon sens du film au passage, en lui assénant qu'il serait peut-être nécessaire de comprendre que tout ne tourne pas autour de sa petite personne. Curieuse impression d'entendre un personnage se révolter contre l'auteur du récit qui lui permet d'exister. Dommage que le personnage qui se permet cette sortie soit comme tant d'autres ici une caricature peu subtile du personnage réel qu'il représente.

Enfin je me dois d'évoquer une séquence du film qui m'a poussé à décrocher relativement tôt : Vishnu et Florence Pugh. Je spoile en partie mais ça n'a que peu d'importance pour l'immense majorité des spectateurs. Sa maîtresse Jean Tatlock le chevauche comme un canasson lorsqu'elle décide subitement de faire une pause, se lève et se rend face à la bibliothèque du scientifique hébété. Elle prend un livre, l'ouvre et interroge : "Qu'est-ce que c'est ?". Du sanskrit lui répond Oppie. "Tu le lis ?". J'apprends. La belle s'approche du lit le bouquin en mains, ouvre une page et le plaque contre sa poitrine en réclamant d'Oppie qu'il lui dise de quoi le bouquin parle. C'est un moment durant lequel Vishnu... "Non, lis moi les mots".

Et Oppenheimer sort la punchline historique de Vishnu qui prend sa forme à plusieurs bras et déclare être la mort, le destructeur des mondes. Pour beaucoup de gens qui sans doute ne sont pas conscients de l'importance de cette phrase dans la trajectoire du réel Oppenheimer cela semblera anodin. Mais un jour, après avoir vu le film, ils iront sans doute chercher des images, articles, vidéos concernant le scientifique ayant réellement existé. (Faut-il le souligner tant ce film semble inventer des figures intégralement fictives ?).

Et ils tomberont sur cette séquence filmée durant laquelle le réel Oppenheimer explique ce que les participants à l'essai Trinity ont ressenti, et dit avoir de son côté songé à ce passage de la Bhagavad-Gita concernant Vishnu et sa démonstration de puissance absolue, expliquant être devenu la mort, la destruction de l'univers, la capacité de tout annihiler. Une déclaration impressionnante de la part de celui qui a concrétisé la bombe atomique en dirigeant le projet Manhattan. Elle semblait témoigner subtilement de sa conscience quant à la gravité de ce qu'il avait accompli et évoquait la destruction des mondes et donc le risque ultime de la bombe atomique et de la course aux armements : nous pourrions un jour tous disparaître, condamnés par notre volonté d'acquérir des pouvoirs divins. Qui par nature nous dépassent.

Nolan bousille complètement l'importance de cette déclaration en l'associant à un moment durant lequel sa maîtresse (qui était indiscutablement très importante pour lui) ouvre une page au hasard et lui demande de la lire. Et lie son film, son récit trop imprégné de fiction et de volonté de puissance lui aussi, à cette déclaration réelle de sorte que les spectateurs qui la découvriront après avoir vu le film l'entendront et auront en tête l'image de Florence Pugh sautillant sur Cillian Murphy et s'imagineront que le véritable Oppenheimer faisait une subtile référence ou private joke renvoyant à sa maîtresse d'alors. C'est d'une nullité et surtout d'une bêtise incroyable.

Oppenheimer qui repense à une bombe

Ce passage qui m'a marqué et qui a heurté mon intérêt de toujours quant à l'histoire du Projet Manhattan m'a fait soupirer très fort et je m'excuse auprès des gens qui étaient assis à mes côtés lors de la projection. Malheureusement des soupirs j'en ai poussé un paquet. Et ce passage illustre à mon sens le problème de cette démarche filmique dans son ensemble. Nolan ne semble pas vouloir faire montre d'un grand respect quant à l'importance de cette histoire réelle mais utilise le cinéma comme l'armée a souhaité utiliser l'atome. C'est son arme à lui, elle pourra oblitérer ce qui existe afin de créer son meilleur des mondes. Celui dans lequel les humains parlent comme des bouquins, ne peuvent s'empêcher de faire des bons mots constamment. Lorsqu'ils ouvrent la bouche, on entend un stylo qui gratte le papier, on peut sentir la présence de la main de Nolan. A tous les niveaux la présence de Nolan est en réalité tellement envahissante qu'elle efface la complexité de ses personnages. 

L'approche qui consiste à coller à un personnage (en réalité deux qui s'opposent) est relativement réductrice car de surcroit les personnages semblent eux mêmes être peu profonds. Cela ne sied pas du tout au sujet et au contexte historique. C'est aussi en cela que le film fut donc pour moi une grande déception. Je rappelle que j'étais venu là persuadé qu'un cinéaste tel que Nolan s'emparerait du sujet pour amener l'audience vers des considérations métaphysiques et philosophiques étourdissantes, comme il a pu le faire brillamment avec Interstellar ou Inception. "My bad". Ce film a des qualités, quelques unes. Mais distribuées de façon inégale et pour un ensemble dont le ton m'a paru très discutable. Je recommande donc Les Maïtres de l'Ombre qui s'il a beaucoup de défauts lui aussi offre des personnages plus complexes et bien plus vivants. Qui de surcroit n'oublie pas de mentionner les scientifiques confrontés à l'irradiation aigüe et donc morts durant le Projet Manhattan.




Je sais parfaitement que la plupart des spectateurs d'Oppenheimer préféreront sa modernité et sa virtuosité "évidente" à la mise en scène très classique du film de Roland Joffé. Préféreront aussi la musique assourdissante de Oppenheimer aux violons des Maîtres de l'Ombre parfois noyés par les tremolos d'Ennio Morricone qui provoque potentiellement une indigestion de romantisme (l'idylle guimauve John Cusack/Laura Dern y contribuant également). Mais pour ma part je reste team Joffé. C'est classique, pas inventif, mais les dialogues sont excellents et de ce fait les personnages semblent humains. Chacun à leur manière ils représentent des positions de principe et des points de vue en lien avec les questionnements existentiels que soulève le Projet Manhattan. Le film de Nolan n'y parvient pas réellement. Ce sujet si vaste et si important devient l'histoire d'une simple bataille d'égos. 

Quoi qu'il en soit, faites vous votre opinion au sujet d'Oppenheimer en allant le voir !
Ce qui me déçoit le plus c'est de ne pas avoir pu me sentir transporté, je vous le souhaite donc.

MaJ : tombé sur le message d'une internaute qui explique que ce film traite de l'éloignement physique entre des humains intoxiqués par la guerre et qui ne sont plus capables de percevoir l'humanité qu'ils ont en commun avec ceux qu'ils transforment en leurs victimes. Je doute que ce soit la visée de Nolan dans ce film néanmoins songeant à la séquence de la pomme empoisonnée, je me demande si cette interprétation ne trouverait pour autant pas sa place dans de nombreuses séquences... et expliquerait potentiellement la volonté de masquer les images ou la présence du Japon et des japonais. Qui sait cela pourrait même justifier le dispositif qui sépare deux personnages (couleur/nb) aux perceptions très différentes alors qu'ils vivent tous deux une situation similaire (interrogatoire) voir se croisent. Cette interprétation m'intéresse et je l'aurai en tête en revoyant le film dans quelques mois.

[Cinéma] Vaincre ou Mourir de Paul Mignot et Vincent Mottez (2023)




Effectivement, elle est plutôt incroyable cette épopée. J'attendais de voir ce film pour me faire une opinion après tout la polémique autour de lui et de son objectif supposé. Et je suis d'accord. Il y a une entreprise de propagande, franchement malsaine il me semble, et pas grand chose de plus.

Ce récit est celui de Charette et de son héroïsme ou panache supposé. Il n'a que ça à la bouche d'ailleurs. "L'honneur". Qui le transforme en kamikaze dont le véritable talent est de savoir manipuler les paysans choqués par la mort d'un fils ou la crainte de le voir être envoyé à la guerre, afin de les emmener eux-mêmes au massacre en hurlant "pour dieu et pour le roi". Ces paysans qui arguent du fait qu'ils ne peuvent pas se passer de leurs fils car "les champs ont besoin de bras" vont néanmoins apparemment tous choisir d'aller crever bêtement. "Mais avec panache" (à lire avec une grosse voix badass surjouée). Difficile de trouver sympathique ce type possédé par sa propre suffisance, qui vante le sacrifice avant de déplorer "On se fait massacrer... inimaginable".

Le récit, le ton de Charette ("Quel honneur d'être une cible", "J'irais jusqu'au bout", "J'suis hyper stylé nan ?") qui par ailleurs finit clairement grimé en Jesus himself lorsqu'on l'amène au peloton d'exécution, l'utilisation de la musique et du montage à seule fin de grandiloquence indigeste compte tenu de la bêtise de cette situation... C'est dur.


"Je veux être l'homme du panache"

Mais surtout les punchlines ou catchphrases qui sonnent étrangement, comme des adresses au spectateur identitaire d'aujourd'hui qui aurait besoin qu'on rebooste son esprit de résistance et que l'on motive son envie à lui de prendre les armes et de passer à l'acte car "le courage ne suffit pas". La fin du film et le martyr posant la question au spectateur avant d'être abattu "Et si notre histoire venait de commencer ?". Tout ça sent très mauvais. Vraiment.

L'image est soignée. Voilà un véritable élément positif indéniable. Les éclairages, couleurs, cadres sont il me semble plutôt admirables. Si le fond n'était pas si borderline et s'il n'était pas si évident que la "polémique" est fondée, Vaincre ou Mourir aurait pu être une très bonne production pour la télévision.

Mais le confusionnisme tellement palpable et qui a poussé certains spectateurs à hurler "vive dieu vive le roi" comme s'ils se sentaient intégrés à ce film et à son récit, comme s'il s'agissait d'un appel plutôt que d'une fresque historique, cela fait bel et bien de Vaincre ou Mourir une oeuvre dont on peut dire qu'elle est problématique.

Seule la volonté de trouver écho dans les esprits les plus faibles ou déjà conquis par l'aversion à l'égard de la révolution et de la république, dans les esprits de ceux qui dressent déjà des ponts entre la situation d'alors et celle d'aujourd'hui, peut justifier l'idée d'employer des effets de mise en scène et de narration aussi dégoulinants de grandiloquence simpliste, purement stylistique. Les autres spectateurs sans doute bloqués hors du film, au moins perplexes, potentiellement inquiets.

Pour sauver sa peau, il doit mourir.

Je l'ai lu dans d'autres critiques, y compris venant de spectateurs beaucoup moins sévères, certaines questions que j'ai aussi : si on s'en tient à la façon dont ce film le présente et le fait parler, que cherchait donc Charette ? Quelle était sa motivation ? Pourquoi semble-t-il si imbu de lui-même ? Doit-on voir autre chose qu'une sorte de radicalisme dans sa folie qu'il appelle panache ? Est-ce Charette ou Marty Mc Fly, un type qui refuse de se battre mais qui fait volte-face dès qu'on le traite de mauviette ? Et bon sang, qu'ont-ils gagné, finalement, tous ces paysans qui disaient vouloir protéger leurs champs et leurs familles, mais qui en suivant le forcené n'ont récolté que mort et destruction ? Était-ce si important pour eux de se vider de leur sang les yeux au ciel, persuadés de se sacrifier pour Dieu ou pour le Roi ? En quoi cela ferait-il d'eux des français moins brutaux et écervelés que les autres ?

Je ne veux pas être blessant ou manquer de respect à l'égard de celles et ceux qui ont apprécié ce film et s'y retrouvent, c'est la vie. Elle est complexe, je n'ai pas à dire aux gens comment interpréter et apprécier un film et ils ont bien le droit d'avoir leur propre sensibilité. Mais je n'y peux rien, à mon sens à moi, ce que ce film me dit c'est que seul un esprit déjà conquis par un argumentaire contemporain et identitaire, apte à prendre la propagande pour de la lucidité tout comme Charette prend sa folie pour du panache, peut permettre d'en conclure : "J'ai les larmes aux yeux, quel saint homme, snif".





[Cinéma] La Famille Asada de Ryôta Nakano (2023)

 



Distribué sur une petite centaine de copies ce film, s'il passe près de chez vous, mérite vraiment que vous courriez le voir ne serait-ce que pour vivre de belles et puissantes émotions tout en découvrant l'histoire vraie d'une démarche photographique extrêmement touchante. Celle de Masashi Asada. 

Jeune photographe japonais en manque d'inspiration, Masashi décide un jour de mettre en scène ses parents dans des situations qu'ils n'ont pas pu vivre réellement et cela afin de les amuser tout en adoucissant leurs éventuelles frustrations. Il commence par concrétiser ce projet en proposant l'idée à son père, l'homme qui lui a en premier mis un appareil photo dans les mains, et qui a fait le choix de soutenir son épouse, infirmière en chef très investie dans son métier, en restant au foyer pour élever leurs deux fils. En conséquence il n'a pas pu s'orienter lui-même vers le métier et la carrière dont il avait rêvé étant plus jeune : pompier. Masashi lui permet d'imaginer sa vie rêvée le temps d'une mise en scène destinée à créer un faux souvenir, une photographie qui sera ensuite encadrée et mise au mur dans le salon familial.


La photographie "Les pompiers" recréée dans le film


Touché par cette démarche, le père se dit fier de lui et reconnaissant pour le moment d'insouciance, de fantaisie et donc de bonheur procuré par son propre fils et cela à l'aide d'un appareil photo qu'il lui avait offert alors que celui-ci n'était encore qu'un enfant. Masashi qui ne compte pas en rester là propose donc à sa mère, puis à son frère, d'en faire autant. Dès les premières séquences de ce film la bonne humeur, la bienveillance, les sourires en nombre font du bien. 

D'autres situations fantasmées sont alors mises en scène afin de créer de superbes clichés qui tour à tour s'affichent à l'écran, nous permettant d'apprécier pleinement leur véritable beauté esthétique. Un vrai plaisir visuel pour tout amateur de photographie qui ne manquera pas de séduire les profanes également qui pourraient se sentir inspirés, avoir envie de prendre un appareil à leur tour. 

Avec son idée toute simple Masashi procure du plaisir aux siens, en tire une grande satisfaction personnelle tandis qu'il voit les yeux de ses parents se mettre à briller. Le récit est profondément touchant et donne envie d'être capable d'un tel degré d'espièglerie. Il donne envie de s'amuser. 

La musique ska-rock, le montage très rythmé et donc la mise en scène dans sa globalité accompagnent cette ambiance de façon très cohérente, installent le spectateur dans une atmosphère festive. L'aspect comique du film s'exprimant pleinement dans ce premier tiers qui se focalise sur la famille Asada.


La véritable photographie "Les pompiers" de Masashi Asada et sa famille

Mais une "private joke" peut éventuellement se transformer en projet de vie, et c'est ce que pense Masashi qui commence par valoriser sa série photographique en la compilant dans un bel ouvrage (véritablement disponible encore à l'heure actuelle), puis qui songe à professionnaliser sa pratique en la déclinant sous forme de service. Il se rend donc disponible à toute famille souhaitant dialoguer avec lui pour imaginer une situation emblématique, synonyme d'un moment de plaisir partagé, avant de la mettre en scène et l'immortaliser.

Et c'est à l'occasion de l'une de ces rencontres avec une autre famille que le ton du film commence à changer, mettant de côté l'espièglerie car une question se pose : comment faire pour amener ce bonheur là dans une famille touchée par un malheur visible, qui lui aussi finira dans l'image ? Comment garder le sourire si une fois l'oeil dans l'objectif, le photographe prend conscience de ce que l'image représentera peut-être dans un avenir proche : le souvenir d'une personne disparue ? 


"J'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu.“
Roland Barthes, La Chambre Claire

Masashi tente de rester professionnel et de faire son devoir de photographe, mais quelque chose change à ce moment précis : il ne parvient plus à mettre en scène le réel et sa photographie n'est plus un prétexte à l'amusement car seul l'avenir relativement proche dira si ce à quoi elle renverra sera de nature à provoquer le rire ou les larmes. Ce moment d'une grande sobriété vient calmer tout le monde, Masashi et les spectateurs. Fini de rire et toujours en cohérence la mise en scène commence à changer elle aussi. 

Profondément marqué par cette expérience, Masashi semble ensuite pensif, le regard perdu face aux murs sur lesquels il s'apprête à exposer certains de ses clichés. Nous sommes alors le 11 mars 2011, date du tragique séisme de la Côte Pacifique du Tōhoku, suivi de son tsunami (et de l'accident à la centrale nucléaire de Fukushima) sans doute la plus grande catastrophe naturelle moderne connue par le Japon. 

Masashi décide de se rendre dans l'une des provinces touchées par la catastrophe. Il rencontre sur place des bénévoles qui se mobilisent afin de récupérer, nettoyer, afficher des photos de familles retrouvées dans les décombres. L'idée étant de permettre aux survivants de retrouver leurs disparus au moins dans une image, pour avoir un souvenir qui leur est bien entendu très cher. "Les photos sont sacrées" dit l'un des personnages dans le dernier tiers du film, qui semble tout entier vouloir expliquer pourquoi et selon moi y parvient. Mais concernant le récit, je n'en dirai pas beaucoup plus, allez voir ce film ! 


Cette petite fille va proposer un ultime casse-tête à Masashi

Ce que je peux dire, c'est que le tour de force réside dans ce glissement audacieux, en trois actes, de la comédie vers le drame. Le premier tiers se veut extrêmement fun avec son ska-rock, ses angles loufoques et son rythme survolté, le feel good movie se situe principalement durant cette première phase. 

Le second tiers qui illustre les difficultés de Masashi qui tente d'accomplir son propre rêve de professionnalisation marque le passage à une mise en scène plus assagie même si l'humour continue à passer notamment à travers certains personnages secondaires, comme l'éditrice notoirement alcoolique qui ne cesse jamais d'éclater de rire. Il permet aussi d'accorder du temps à Wakana, copine d'enfance de Masashi qui une fois adulte s'avère être sa première supportrice, l'aide à garder confiance en lui et lui ouvre certaines portes (espérant par ailleurs qu'il le lui rendra un jour "au centuple" en l'épousant enfin).


Wakana, le soutien sans faille

Le derniers tiers assume son caractère dramatique et permet selon moi d'affirmer qu'un passage préalable par le rire provoque une plus grande ouverture ou sensibilité aux événements les plus graves. Le rire sollicité en abondance durant le premier tiers permet dans ce film de qualifier la démarche de Masashi Asada lorsqu'il était dans sa propre famille et qu'il se démenait pour la faire sourire, l'amuser, lui procurer de la joie. Mais aussi de nous cueillir, nous embarquer avec ce personnage qui par la suite nous emmène vers une plus grande complexité notamment liée à la photographie. 

Bien sur il y a un propos sur la famille, la vie et la mort, les souvenirs, les rêves et les craintes, tout un panel de sujets existentiels toujours propices à une exploration de la psyché humaine par le cinéma. Mais dans ce film en particulier un autre niveau de profondeur philosophique interroge ce qui fait de la photographie un apport au monde ou plus précisément "à chacun d'entre nous".

La construction en trois actes et trois régions permet d'articuler le récit de façon intelligente et de ne jamais être excessif, dans le rire de trop ou la lourdeur éttouffante. Les quelques allers-retours de Masashi pour visiter ses parents tout au long du film aident d'ailleurs à bénéficier de petits moments de respiration. 

Une autre intrigue au sein de la famille de Masashi que je laisse ici de côté permet un twist revigorant, qui remet un coup de fouet juste avant de nous laisser repartir, énième argument mystérieux que je tiens à mentionner afin de vous motiver à aller découvrir La Famille Asada

Pour moi ce fut un excellent moment, j'estime avoir vu un film magnifique et qui fait du bien. Il a de grandes qualités et tout en rendant hommage à une belle démarche de la part du véritable Masashi Asada il valorise la bienveillance, l'entraide ainsi que la photographie et son utilité ou sa magie. Peut-être fera-t-il naître des vocations chez les spectateurs les plus jeunes ou donnera-t-il envie à d'autres de sortir leurs appareils du placard.

Foncez le voir tant que vous le pouvez ! 


[Mashup/Expérimental] "Coluche, un père et manque" de Philippe Bompard (2019)

 Aujourd'hui petite découverte et coup de pub pour le travail de mashupeur de Philippe Bompard, un gars que j'ai croisé par hasard sur Twitter un jour et dont la bio disait, "(m)auteur/(c)réalisateur (mashupeur) du collectif "les cris". Si t'as pas vu "Coluche, un père et manque" bah tu l'as pas vu."

Et je plaide coupable, je n'avais pas vu Coluche, un père et manque et pire j'ai mis un certain temps à me décider à le voir alors qu'il était régulièrement à portée de clic. L'autre jour donc, à l'issue d'un dialogue au sujet du cinéma et des difficultés de la distribution des films de court-métrage en particulier, je me suis dit qu'il était temps d'être cohérent et de soutenir sa création. J'ai lancé son film. Une bonne surprise ! 



"Tout le monde peut dramatiser les choses, suffit de faire le mec triste (...) fin tu vois je dis pas que c'est facile de dramatiser mais c'est plus difficile de dédramatiser, c'est un effort de dédramatiser. Alors que c'est la merde, alors que y'a plus d'issue, alors que c'est noir, alors que c'est la misère... on décide d'en rire". 


Au son, les premiers mots qui nous introduisent dans ce film en expliquent parfaitement l'enjeu, avec Jamel Debbouze qui défend le mécanisme de la dédramatisation, de la prise de recul et du rire face aux situations les plus tristes ou les plus douloureuses. A l'image, c'est son personnage de Lucien dans Amélie Poulain qui articule, s'adressant à Raymond Dufayel, l'artiste reclus qui espionne le monde de loin en se focalisant sur ses tragédies. 

Premier mélange de sources pour ce mashup qui sur toute sa longueur va faire jouer un dialogue similaire entre fiction mythologique, gag social et documentaire dramatique. Comme tant d'autres spectateurs visibles à l'écran, qui tantôt rient tantôt frissonnent en découvrant cette histoire, Raymond Dufayel va faire l'expérience quasi psychédélique d'une déconnexion entre un sujet et les différentes manières de le raconter, car tout cela se déroulera sous ses yeux, dans l'écran de télévision bien connu qui retransmet habituellement les images de sa caméra-espion. Écran qu'Amélie pirate d'ailleurs elle-même dans le film en essayant de changer la perception du monde du vieil homme. Cohérent !

Dramatiser vs dédramatiser, bâtir un héros déchu en larmoyant ou plutôt en riant de sa propre désinvolture face au malheur. Faire de lui l'espoir d'une résistance ou plutôt l'associer à l'image du "cassos déjanté" et perdu d'avance. Coluche, un père et manque va constamment déplacer le curseur entre ces deux pôles en profitant de la possibilité de décalage inhérente au format du mashup.


Le film rit de lui-même, mais ça ne durera pas

Par bien des aspects ce film est très fun. Un peu comme pour une YTP/YouTube Poop sa façon de se permettre les mélanges les plus surprenants amuse. Mais petit à petit la dédramatisation s'estompe, et les images deviennent plus lourdes et grandiloquentes. Lorsque le générique de fin apparaît, on oublie presque qu'on avait commencé par se marrer. 

Après coup on se dit que Coluche, un père et manque est donc un objet intriguant et bien foutu, que le public et le jury du Mashup Film Festival de 2019 ont d'ailleurs décidé de primer en saluant son originalité. A vous de jeter un oeil et de voir ce que permettent le montage et le mashup au-delà de la seule rigolade. On pense sans doute souvent à tort que l'exercice ne peut que favoriser le rire, mais sur ce coup là Philippe Bompard a su démontrer qu'on peut s'en servir pour développer une vraie poétique de la mise en abîme et donc dépasser le simple stade de la plaisanterie. 


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"Soyez comme l'orage. 
Ca signifie qu'un poète doit savoir être audacieux et imprévisible"