MALICK L’INSAISISSABLE
Terrence
Malick est aujourd’hui considéré comme un très grand du cinéma ;
comparé parfois à Stanley Kubrick pour son extrême discrétion
médiatique, et même le mystère qui entoure sa biographie. Sa
filmographie est particulièrement remarquée également car très courte
malgré une carrière de réalisateur s’étirant sur 43 ans : un court et
cinq longs-métrages.
Son lieu de naissance n’est par
exemple pas connu publiquement, on parle d’une enfance dans l’Illinois
ou dans le Texas, deux états éloignés l’un de l’autre, mais qui ont en
commun des paysages faits de champs de blé et de puits de pétrole, de
grandes villes entourées de bourgades peuplées d’agriculteurs. Il se
dirige d’abord vers de hautes études de philosophie, passant par Harvard
et Oxford. Il enseigne une année au MIT puis, découvrant qu’il n’a pas
la fibre pédagogique, songe à s’orienter vers de nouvelles études.
Au moment où il écrit les premières lignes du scénario de La Balade Sauvage, il est alors étudiant à l’American Film Institute où il réalise son tout premier film, un court-métrage « Lanton Mills »
et obtient ensuite un Master Of Fine Arts (sorte de maîtrise d’Arts
mais dont la particularité est qu’elle se focalise sur une pratique en
particulier, là où la Maîtrise/Master Of Arts, s’attache à un ensemble
d’Arts, d’un point de vue plus théorique).
Ses études
terminées, il trouve un emploi aux studios Warner où il est chargé de
réécrire des moutures de scénarios ou de participer à l’élaboration de
premiers jets ; il travaille sur l’écriture du premier long-métrage
réalisé par Jack Nicholson, Drive, He Said et est entre autre à l’origine d’une des premières versions de L’Inspecteur Harry. A ce moment là, L’Inspecteur Harry doit être interprété par Marlon Brando sous la direction de Irvin Kershner.
Mais
la Warner décide de changer ses plans, se sépare de toute une équipe,
et finalement ce sont Clint Eastwood dans le rôle principal et Don
Siegel à la réalisation qui héritent de ce projet, concrétisé par une
sortie en 1971. Finalement, Terrence Malick n’est même pas crédité au
générique.
Il perd donc sa place à la Warner mais continue à écrire. Il propose un scénario, Deadhead Miles
à Paramount Pictures qui le refuse, estimant que personne ne
parviendrait à le réaliser. Il se décide donc à réaliser lui-même un
film qu’il aurait écrit, tout en se passant des grands studios
hollywoodiens : ce sera Badlands.
LE PRETEXTE DU FAIT DIVERS
Badlands
s’inspire de faits réels. Martin Sheen campe le rôle de Kit Carruthers.
En réalité ce personnage est ouvertement inspiré de Charles
Starkweather, un jeune homme de 19 ans qui entre Novembre 1957 et
Janvier 1958 tue 11 personnes lors d’une cavale débutant par le meurtre
du père de sa petite amie, Caril Ann Fugate, Holly dans le film, qui n’a
alors que 14 ans et qui le suit dans cette virée meurtrière. Du
Nebraska au Wyoming, Starkweather tue froidement, Fugate de son côté ne
fait qu’observer.
Martin Sheen et Sissy Spacek
interprètent ce couple pour Malick en suivant précisément les
indications existantes sur le comportement de ces personnes. Kit est
donc un jeune homme qu’on pourrait décrire comme un rebelle-sans-cause,
un solitaire, d’apparence il est tout à fait non-violent. Il voue une
admiration pour James Dean et imite le comportement du célèbre acteur,
s’habille comme lui ; Martin Sheen reproduit donc de nombreuses mimiques
de Dean. Il est intéressant de voir que le criminel qui inspire le film
modelait sa personnalité en fonction de celle d’un acteur emblématique,
symbole d’une jeunesse en plein désarroi dans les années 50.
Sissy
Spacek pour sa part joue Holly, une jeune fille que rien ne semble
atteindre ; elle ne réagit pas à la violence des évènements auxquels
elle assiste, les multiples meurtres dont celui de son père, préférant
s’attarder sur la beauté des paysages qu’elle découvre avec Kit, poser
des question sur ce que mangent les araignées à un homme qui meure
lentement devant elle. Même sa découverte de la sexualité semble
incroyablement banale à ses yeux, ni réjouissante, ni détestable. La
voix de Holly fait office de voix-off durant le film, et ce sont ses
propres mots qui la définissent le mieux : « Je n’éprouvais ni honte ni crainte, j’étais hébétée. Comme assise dans une baignoire déjà vidée ».
Néanmoins
Malick prend quelques libertés. Il change le périple de ces deux
personnes qui parties du Nebraska ont été arrêtées dans le Wyoming
voisin, et préfère que ses personnages partent du Sud-Dakota en
direction du Montana où Kit se laisse capturer. En réalité, le film est
tourné intégralement dans le Colorado.
Si les faits qui ont
inspiré le scénario de Badlands se sont déroulés en 1957-1958, Malick
précise en interview qu’il « voulait un minimum de cohérence avec les
années 50 » mais qu’il espérait créer un film « hors du temps ».
En
réalité il évacue le contexte politique et social de la jeunesse
américaine des années 50 pour se concentrer sur une idée plus générale
de rejet du progrès, de la modernité et en quelque sorte de la société
dans son ensemble, présentée ici comme une sorte de grand obstacle à la
liberté individuelle. Il participe lui aussi à la construction d’un
mouvement cinématographique en reprenant le schéma du Road-Movie, et il
façonne lui aussi le Nouvel Hollywood en choisissant de concrétiser son
film par le biais d’une production indépendante des Majors qu’il
connait bien. Mais il marque une certaine distance avec l’esprit
contestataire peut-être trop terre à terre des cinéastes de son temps
qui bâtissent eux aussi le nouvel Hollywood, avec des films sans doute
plus mouvementés, plus « frappants », peut-être moins littéraires.
Malick créé un cinéma très spirituel.
Comme le dit Julia Allouache pour le site Critikat.com « La singularité de la démarche malickienne est de faire de ce fait-divers une ode à l'innocence plutôt qu'un trip sulfureux. »
Romain Genissel explique dans ces mêmes pages que « les
films de Malick stigmatisent des moments emblématiques où l’homme s’est
détourné du bien que peut représenter une vie en accord avec la nature
et s’est vu transformé cette dernière en l’objet de ses désirs
individuels et matériels. »
Ce n’est pas un combat
contre un état ou une politique en particulier, les crimes et le fait
divers originels ne constituent que des prétextes : ils permettent de
justifier le voyage, la recherche d’un monde vierge de toute présence
humaine et au sens même du récit : Kit tue pour se défendre, empêcher la
police de lui mettre le grappin dessus, il ne tue jamais vraiment
gratuitement, même s’il tue de façon très froide. Chez lui comme chez
Holly, cela n’entraîne pas de grand bouleversement.
La vie
continue. Kit use de son arme comme d’une baguette magique qui ferait
disparaître les problèmes, il n’a pas conscience de la violence de ses
actes, Holly ne semble pas très au point non plus, en cela, le
spectateur n’émet pas de jugement arrêté sur le comportement de ce
couple qui sans éprouver de remords ne manifeste pas non plus la moindre
satisfaction après un meurtre.
Après avoir tué quelqu’un,
Kit s’empresse de faire mécaniquement ce qu’il faut pour effacer les
traces et surtout reprendre la route. Il ne contemple pas la mort, il
tue même plusieurs victimes qu’il enferme avant de tirer à l’aveugle. Un
rapport très complexe aux animaux est également mis en place. Au moins
un poisson jeté hors de son aquarium, une vache couchée sur le flan et
deux chiens meurent dans La Balade Sauvage.
Holly semble
plus touchée par la mort de son chien, provoquée par le père qui veut
alors punir Holly, que par celle de son père lui-même. Kit lui semble
intrigué par la vache morte qu’il piétine afin de l’observer de plus
près…Holly s’en veut de jeter son poisson malade…ils ont un rapport très
fort à la nature dans son ensemble, y compris avec les animaux qui les
entourent, et que Terrence Malick prend un réel plaisir à filmer pour
obtenir des plans de coupe quasi-écologistes.
La société
humaine est pointée du doigt comme un obstacle permanent à la liberté
individuelle. La nature et la recherche d’une sorte de jardin d’Eden
constituent quant à elles un idéal vers lequel vont Kit et Holly. Il
y a néanmoins une rupture entre les deux personnages pour conclure le
récit de leur cavale, prisonniers de vices pour le coup bien ancrés dans
la modernité et la société humaine : Kit veut devenir célèbre grâce à
ses meurtres, aveuglé par son admiration pour James Dean, Holly de son
côté regrette son ancienne vie alors qu'en virée elle « perçoit le
monde par le prisme du National Geographic alors que les splendeurs l’environnent de toute part. » (Romain Genissel)
DU POINT DE VUE DE LA PRODUCTION ET DE LA TECHNIQUE
Sans
passer par les Studios qui sans doute lui laissent un souvenir amer
après son éviction de la Warner, et l’incompréhension de la Paramount,
Malick créé Badlands Films afin de financer son projet en partenariat
avec un ami, Edward Pressman qui de son côté monte Jill Jakes Films. Ils
parviennent à réunir une somme de 350.000 dollars afin de produire le
film, ce qui représente un budget minuscule, et ils montent une équipe
d’une cinquantaine de personnes.
La totalité des prises de
vue s’effectue en seulement seize jours, durant lesquels Malick est
confronté à de multiples complications comme la destruction d’un parc de
caméras lors du tournage d’une scène d’incendie. Le tournage se
montre donc parfois chaotique mais contraste avec l’esprit des Studios
qui cherchent à imposer des standards ; ils ont le pouvoir d’imposer un
Final Cut, ils interviennent dans la fabrication du film, au risque de
dénaturer ce que le scénario prévoyait.
C’est un héritage
de l’éclosion du Hollywood des années 30 et l’après-guerre. Les studios
américains imposent le Code Hays entre 1934 et 1966 et ils tentent
d’exporter le plus de films possible en Europe à la fin de la Seconde
Guerre Mondiale. L’idée est de remplacer les cinémas nationaux
européens, en partie décimés par la Guerre tout en imposant à
l’international le cinéma Américain et les concepts de « rêve
américain » ou « d’American Way of Life ». Appuyés par le département
d’Etat et la Motion Picture Export Association, les studios favorisent
un cinéma de grand spectacle et cherchent à exporter la culture
populaire américaine afin de ne pas laisser le champ libre aux idées
communistes. Les Majors s’orientent vers un cinéma consensuel,
populaire, sur commande.
Malick en tournant de manière
indépendante, profite d’un tournage en pleine nature d’une part et sans
entrave à son esprit créatif d’une autre, « pourvu qu’il y ait de l’air »
comme dit Kit alors à la recherche d’un nouvel emploi. Nous avons
compris dans l’évocation de sa biographie que Malick est doté d’une
instruction très littéraire et philosophique. D’ailleurs il confirme
lors d’une interview au Printemps 1975 que la critique lui attribue des
liens avec d’autres films qu’il n’a même pas vus. Lui s’inspire de
romans tels que Robinson ou Tom Sawyer, des romans qui présentent
toujours un drame pesant sur un personnage qui n’y est pas directement
impliqué, qui subit, tout comme Holly.
Cette façon de
procéder permet à Malick de poser sa caméra et de tourner de façon
sauvage. Martin Sheen confie en interview qu’il arrivait parfois au
cinéaste de partir filmer les animaux environnant. Connu pour son amour
des plans d’animaux et de nature, il incluait donc ces plans de coupe
qui n’intégraient pas nécessairement le découpage et le scénario prévus.
De même, il demande un soir à ses acteurs de s’amuser tout simplement,
devant la caméra, sans autres instructions.
Tourner de
façon sauvage, fournir un minimum d’indications à ses acteurs, choisir
de conserver des prises d’eux qui n’étaient pas faites pour l’être et
malgré tout s’inspirer d’écrits, voir de peinture avec l’œuvre de Thomas
Cole ; pratiquer un cinéma singulier avec un esprit formaliste et tout à
fait novateur, cohérent.