"Des images insoutenables, REGARDEZ"

 

Adolescent au début des années 2000, je me souviens que j'allais chez un voisin dont le père avait un ordinateur puissant et une connexion internet de qualité. En général, nous allions sur JeuxVideos.com lire les dernières nouveautés. Ce qui coïncidait bien avec notre quotidien de gamins de région parisienne, qui régulièrement s'enfuyaient pour aller oublier le reste du monde et claquer leur argent de poche à La Tête dans les Nuages.

Mais un jour, je me rappelle de ce copain m'expliquant avoir trouvé un truc dingue sur le web : Ogrish. Ce site hébergeait des tonnes de photos et de vidéos de « réalité crue », de violence réelle, morbide. Cadavres avant ou après autopsies, crânes ouverts et cerveaux répandus lors d'accidents de voiture, morceaux de corps sur les rails d'un suicide, grumeaux humains au bas d'un immeuble, carbonisations à coups de caténaires ou... auto-mutilations curieusement situées. Il y en avait pour tous les goûts.

Je me souviens du choc la première fois. Et de la sensation d'avoir trouvé l'interdit ultime : ce que personne n'a envie de voir. En théorie. Et je dis bien en théorie.



Après quelques années, Ogrish a partiellement fermé. Le site ne publiait plus rien de nouveau, en gros il maintenait ses archives et restait consultable, mais l'activité n'était plus maintenue à proprement parler. C'est alors que Best Gore a pris le relai. Ce site était encore un cran au-dessus car les photos étaient rares, le contenu de choix c'était la vidéo. 

Même ton, globalement, que sur Ogrish, mais avec beaucoup plus de contenus. Particulièrement de guerre ou produits par des narcotrafiquants. Sniper qui fait mouche, soldat qui se bute avec sa propre roquette, torture d'un membre de gang adverse (doigts coupés, balles dans chaque pied, mutilation sexuelle etc), films de Daesh ou encore... la vidéo de Luka Magnotta le dépeceur de Montréal.

J'ai vu sa vidéo. Le gars mutilait le corps de sa victime, le violait, puis coupait un morceau de fesse avec des couverts, histoire de le manger, normal, et avant de laisser son chien lécher le tronc, le sang, se nourrir à son tour. C'était quelque chose. Cet épisode là a valu énormément de problèmes à Best Gore et son créateur/propriétaire, Mark Marek. La justice s'est réveillée. Alors que depuis des années et des années le web grand public (pas le darkweb) regorgeait de violence morbide et de réalité crue, avec des milliers de victimes de crimes, assassinats, répressions politiques ou d'agressions d'ores et déjà exposées à la vue de tous.

Il a fallu un cas médiatisé à l'extrême pour qu'un débat au sujet de ce site prenne forme dans la discussion générale. Le propriétaire a reçu le soutien de sa communauté, mais la justice ne voulait pas lâcher l'affaire si facilement. Il y a un an ou deux, finalement, Best Gore a fermé. D'autres sites tiennent toujours et proposent ce même type de contenus, avec souvent un étrange mélange des genres, les vidéos de mort généralement juxtaposées à côté de publicité ou de contenus à caractère pornographique. Je ne nommerai pas ces sites.


 


Que pensez-vous de tout cela ? Êtes-vous révulsés ? Inquiets pour vos gosses ? Choqués qu'il soit si facile d'accéder aux images réelles de la mort réelle ? Soit. Voici mon problème.

Désormais ce sont les réseaux sociaux qui regorgent de ces contenus. Les sites réservés à cela, qui comme le porno réclament une audience 18+, et surtout qui représentent un pas à franchir, un clic à fournir, sont peu à peu remplacés par la vidéo en mode lecture automatique, publiée dans un feed anodin et grand public. Peut-être avez-vous déjà vu un contenu produit par Deash notamment, car certains relais de ce groupe terroriste partageaient massivement leur propagande sur les réseaux il y a quelques années.

Mais peut-être avec-vous vu autre chose ? Un manifestant propulsé dans les airs par une voiture qu'il tentait de stopper ? Des victimes de l'explosion de Beyrouth se vidant de leur sang, inanimées et au sol ? Une bodycam de policier ricain tuant un suspect, dont le regard se vide en regardant l'objectif ? Avez-vous vu ? Peut-être, peut-être pas.









Pour certaines personnes, diffuser des images d'une violence folle ne pose pas de problème s'il y a derrière une cause politique à souligner. De mon côté je trouve au contraire que c'est problématique aussi, et davantage à l'égard des adultes que des ados. Les adultes s'habituent à utiliser de tels contenus comme argumentaire politique. Et chercheront parfois à clore une discussion ou à gagner la joute en publiant de telles images, accompagnées de réflexions ou d'insultes façon :

"Et ça je l'invente connard ?!"


(2,5M de vues)




Sur Best Gore, les utilisateurs moquaient souvent ce qu'ils voyaient, la mort ou ses victimes. Désormais cela se produit également sur les réseaux grands public. 


(Gaspard Glanz m'a fort gavé ce jour là)


Ici un syndicat policier diffuse au grand public une vidéo disponible sur les sites gores.


Et Yuriy ? Avez-vous vu son agression ? Des millions de gens l'ont vue. Les médias ont rediffusé les images de surveillance, les réseaux se sont chargés des répliques. Les violences entre Palestiniens et Israéliens, avez-vous vu ? Un Israélien qui fonce avec sa voiture contre un Palestinien insurgé et l'écrase contre un mur. Vu ? Celui qu'une pelleteuse écrabouille, car potentiellement, il est porteur d'un engin explosif. Vu ? J'ai vu toutes ces choses, sans l'avoir réclamé.


(4,5M de vues)


Et je vous raconte pas la vidéo visiblement russe de types en combinaisons qui massacrent des cadavres, sans doute pour prélever des organes, dans une morgue clandestine. Je l'ai vue en début d'année dernière celle-là je crois, sur Twitter aussi. C'était assez ouf.

Sur nos réseaux, il y a des gosses, des gens qui ont vécu des traumatismes, ou qui simplement sont révulsés par la violence, la vue du sang. Et qui sans doute aimeraient se construire une image moins déprimante et une philosophie moins nihiliste, face aux réalités de notre monde. Leur laisse-t-on le choix ? Ils n'ont plus à faire d'effort et à se rendre sur des sites dédiés à tout cela, il leur suffit de parcourir leurs réseaux sociaux favoris. Tôt ou tard, ils tomberont sur un contenu horrible mais viral.

Et désormais, même les ministres ou les politiciens partagent la violence. Marine Le Pen avait partagé une décapitation si je me souviens bien. Aujourd'hui même, la mort de Cédric Chouviat, déjà vue et revue, et revue encore, doit être revue un petit coup de plus. Le manque de réponse de l'état, les manipulations de syndicats policiers, le refus de laisser dire qu'un flic PEUT faire mal, tout cela pousse des gens à nous mettre sous nos yeux à tous la réalité d'une situation qui n'est pas reconnue officiellement.

Montrer/faire voir la réalité de certaines situations est un enjeu pour beaucoup de gens, et il est compréhensible. Mais pas de filtre. Non. Une vidéo en lecture automatique, fournie par Libération, partagée par exemple par Manon Aubry. Et comme toujours dans la publication « ces images sont insoutenables ». On aime bien dire que des images sont insoutenables, horribles, qu'elles rendent malade, juste avant de les soumettre à l'entourage virtuel et sans sommation.





Je vomis ce phénomène, et l'absence de débat, de dénonciation à son sujet. Les dangers d'internet ? Le harcèlement, le doxxing. Voilà tout. Concernant le jeu vidéo, le cinéma ou la musique, nos dirigeants et nos grands esprits savent provoquer du remous et accuser nos supports de fiction d'être des facilitateurs de criminalité et de violence. Mais concernant le web, tabou les copains.

Au sujet de la pornographie et de tout ce qui se rapporte au sexe, on aime bien avoir quelques débats. Concernant la violence, on n'en parle pas. 

Pourtant posons la question : des gamins qui découvrent sur des réseaux grand public des scènes de violence inouïes, et qui de plus entendent un discours sécuritaire dans le genre « Les agressions se multiplient, on n'est plus en sécurité nulle part, la société est de plus en plus violente ». Quelle image du monde peuvent-ils constituer dans leurs esprits ? Comment y réagissent-ils par la suite ? Comment la disparition progressive et qu'on croirait programmée de l'innocence et de la naïveté conditionne de nouvelles générations ? Hmm ? Montrer la violence crue, gore, sanglante, la haine, le racisme, le viol, la répression etc et en faire une réalité envahissante, est-ce moins dangereux que de laisser un ado jouer à GTA ?


Petit Frère, IAM :

« Les journalistes font des modes, la violence à l'école existait déjà
De mon temps, les rackets, les bastons, les dégâts
Les coups de batte dans les pare-brise des tires des instituteurs
Embrouilles à coups de cutter
Mais en parler au journal tous les soirs ça devient banal
Ça s'imprime dans la rétine comme situation normale
Et si petit frère veut faire parler de lui
Il réitère ce qu'il a vu avant huit heures et demie »

La fiction est-elle encore responsable de quoi que ce soit de nos jours ? Peut-on encore sincèrement se focaliser sur elle en oubliant tout le reste ? Finira-t-on enfin par pointer la responsabilité des médias qui ont généralisé le fait de consommer de la violence ?

Akhenaton ajoutait : « Et je ne crois pas que petit frère soit pire qu'avant, juste surexposé à la pub, aux actes violents ». Et bien moi j'ose le dire, petit frère est pire qu'avant, sera pire que maintenant, si rien ne change quant à l'image du monde qu'on lui insère dans la rétine, en oubliant de contrôler quels contenus sont diffusés sur les supports les moins propices à leur visionnage.

Je ne sais pas quoi dire ou faire pour alerter autour de moi, faire entendre cette inquiétude qui me semble « civilisationnelle » comme diraient certains. Car ceux qui dénoncent la violence qui se produit dans le réel, la nourrissent souvent, selon moi, en exposant à tous les images qu'on en a tirées. Un cercle vicieux. D'une part, le fait de surexposer comme par réflexe les images violentes que nous trouvons démontre qu'il est aisé de goûter au "buzz" en en produisant. Vous souvenez-vous du jeune qui éclatait un chaton contre un mur ? En tous cas sa vidéo a cartonné. Mais de plus, en installant un tel mécanisme, on banalise vraiment la violence, on l'affiche partout. Bien sur elle existe et il n'est pas question de la nier, mais en quoi est-ce nécessaire de l'exposer partout ? Pourquoi semble-t-il si important aux yeux de certains de pouvoir interrompre la journée de quelqu'un, son "surf" sur internet, en lui mettant de la violence sous les yeux ? 

Autre question ; lorsque des internautes partagent sur Twitter la vidéo d'une femme qui frappe son enfant en Colombie, qui lui met des coups de pieds et de poings dans le ventre, et lui écrase la tête avec son pied une fois qu'il est au sol, qu'espèrent-ils ? Que nous la reconnaîtrons ? Cette voisine qui ne se situe qu'à quelques milliers de kilomètres ? Que nous avertirons la police ? Et puis, le gamin tabassé, a-t-on l'assurance qu'il est toujours en vie ? Parfois il est bien difficile de comprendre quelle pourrait être l'utilité, tout simplement, d'une telle diffusion et du visionnage associé.

Qu'il était bon, en réalité, le temps d'Ogrish, et celui de Best Gore. Il produisait un sentiment d'interdit, de passage derrière le rideau, de coulisses du monde, de réalité qui ne se découvre qu'au prix d'une volonté de la découvrir. Désormais, la violence est à la télé, à la radio, sur internet, chaque jour une saloperie morbide horrifiante à consommer. Si GTA 6 sort un jour, et s'il reste dans l'esprit des opus précédents, irrévérencieux, un môme quelque part fera bien une saloperie que médias et politiciens voudront assimiler au jeu vidéo. Personne n'ira demander ce qu'il pensait du monde réel et s'il avait nourri sa vision du monde réel, à partir d'images du monde réel.

On trouvera toujours moyen de construire un récit dans lequel la fiction elle-même est coupable, tout en refusant paradoxalement de questionner ce qui relève du réel, et de nos pratiques en terme de captation/diffusion de ce réel. A terme, j'en suis convaincu, la violence n'aura fait que gagner du chemin, être « banalisée » par celles et ceux qui disent la trouver aberrante.

Je hais cela. Et j'ai souvent besoin de le dire.

Bon, je dois aller lire mes mails. En quoi le fait d'aller ouvrir ma boîte mail pourrait jouer sur ma vision du monde et m'en dégoûter ? Je vous le demande. 









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