[FreeSanaa] Interview de Leila Soueif, mère de Sanaa Seif



Leila Soueif, professeur de mathématiques de 59 ans qui vit au Caire, nous reçoit dans son salon. Il y a du thé ; dans le couloir on voit des photos de proches : des auteurs, des blogueurs, des avocats des Droits de l'Homme, des dissidents. Sur la table, un flyer montre deux de ses enfants – son fils Alaa (33 ans) et sa fille Sanaa (21 ans). Il est inscrit : « Un système judiciaire cruel nous les a enlevés ». Tous deux furent arrêtés pour avoir violé la loi sur les manifestations. Pendant notre interview, Soueif regarde régulièrement son téléphone. Atteint-elle des nouvelles de ses enfants ? Des lignes profondes creusent son visage. Elle avait déjà l'habitude d'aller manifester quand elle était adolescente, sa mère cherchait toujours à la convaincre de venir. Elle et son mari le célèbre avocat droit de l'hommiste Ahmed Seif n'auraient jamais demandé cela à leurs enfants. Pendant la révolution de Janvier 2011, la famille a fait office de figure emblématique du camp des séculiers.


 

Q : Mme Soueif, Alla et Sanaa sont actuellement en prison. Ce n'est pas la première fois pour Alaa. Regrettez-vous les sacrifices que vous et votre famille avez dû faire en vous opposant aux régimes égyptiens ?

L.Soueif : Non. Quand vous vivez dans un pays où il y a une telle répression et une telle injustice sans résister, même s'il est impossible de savoir où la résistance vous mènera, vous souffrez d'un fort sentiment d'humiliation. C'est donc la voie que nous avons choisi. Si vous essayez de changer ça, que vous vous réfrénez, vous vous perdez. Vous devenez une personne différente incapable de se regarder dans un miroir.

Le 11 Juin 2014 nous avons un rendez-vous avec Alaa dans Tora, une prison de sécurité maximum du sud du Caire. Aujourd'hui, le procès contre le dissident doit avoir lieu. On nous a dit que le juge n'était pas encore là et que nous devrions attendre dehors. Après environ dix minutes, Abdelfattah reçoit un appel de son père et avocat Ahmed Seif. La sentence était déjà tombée, en son absence : 15 années de prison. Moins de deux minutes plus tard, un policier en tenue qui était juste à côté de nous a pris à Abdelfattah sont téléphone, sa carte d'identité, puis l'a emmené.

Q : « Battez-vous pour ce en quoi vous croyez, peu importe le prix ». Est-ce ce que vous avez transmis à vos enfants ?

L.Soueif : Oui, car mes enfants sont exposés à cette injustice et cette répression d'état. Mais cela ne concerne pas que mes propres enfants. Les égyptiens souffrent de la pauvreté, d'un justice inexistante, d'un système éducatif en panne. L'appareil d'état est cassé. Il n'y a pas de vrai système de santé. Les pauvres sont victimes de la discrimination. Mon fils et ma fille ressentent cette injustice. Mais ils ne se sentent pas impuissants, ils ont choisi leur voie eux aussi.

21 Juin. La sœur Sanaa descend manifester dans la rue contre l'arrestation de son frère. Ce faisant elle viole la loi sur les manifestations. La police balaye le rassemblement. Ils arrêtent Sanaa et plus de trente autres manifestants. Leila dit que depuis que Sanaa est partie, sa maison est devenue silencieuse. La bonne humeur vivifiante de Sanaa embellissait sa vie de tous les jours.

Q : Qu'est-ce qui a changé quatre ans après la révolution ?

L.Soueif : Plus de gens s'intéressent aux affaires du pays. C'est le vrai résultat de la révolution de Janvier. Personne ne nous le reprendra. Peu importe avec quelle force l'état exerce sa répression.

Q : Comment est la situation des droits humains et des libertés en Égypte ?

Soueif : Elle est très mauvaise. Il y a énormément de prisonniers politiques. La plupart sont retenus sans réel procès ou sur la base d'accusations sans fondements. Avant 2011 nous étions déjà habitués à une police outrepassant la loi. Mais nous ne nous attendions pas à voir les tribunaux agir ainsi aujourd'hui. Au contraire, nous espérions que les tribunaux puissent être l'un de nos outils pour faire appliquer la justice. Mais malheureusement la justice est maintenant un instrument du pouvoir.

Juin – Août. Les conditions de détention de Alaa Abdelfattah sont décidées arbitrairement. Les gardiens de prison décident combien de temps il peut recevoir des visites ou marcher dans la cour. Les cellules débordent de prisonniers. Les audiences au tribunal sont reportées à la dernière minute  et quand elles ont enfin lieu, c'est à huit-clos. Abdelfattah et les autres accusés comparaissent dans une cage en verre ce qui rend les intéractions entre les avocats, la cour et les accusés impossibles. Quand Abdelfattah apprend que son père est dans le coma suite à une opération à cœur ouvert, il commence une grève de la faim. Sa mère Leila le soutien. Alaa et Sanaa veulent rendre visite à leur père à l'hopital.

Q : En 2012 Mohammed Morsi, un Frère Musulman est arrivé au pouvoir. Quelle part les Frères Musulmans doivent-ils assumer dans l'échec de la révolution ?

L.Soueif : J'ai toujours eu peur qu'ils arrivent au pouvoir. Le pire scénario aurait ressemblé à la révolution iranienne. Les islamistes auraient pu retourner le peuple contre nous (les séculiers). Je me suis dit qu'il fallait une nouvelle voie pour l'Égypte. Mais ils n'ont pas réparé le moindre poste de police, la moindre école ou le moindre hôpital. Ils ont tellement mal géré le pays que l'armée a pu facilement les chasser pendant l'été 2013.

27 Août. Ahmed Seif ne sortira plus jamais de son coma. Il meurt à l'âge de 63 ans. Ses enfants Alaa et Sanaa sont en prison à ce moment. Alaa apprend la mort de son père par la radio. Ahmed Seif s'était battu pour la démocratie en Égypte durant toute sa vie. Déjà en 1983 – deux ans après l'arrivée au pouvoir de Moubarak – il fut arrêté pour la première fois.

Q : Abdel Fattah Al Sisi est le nouveau président depuis Juin 2014. L'armée a repris le pouvoir en Égypte. Auriez-vous aimé que les islamistes fassent mieux ?

L.Soueif : Leurs rêves révolutionnaires étaient différents des nôtres. Leurs idées à propos de la façon dont l'Égypte devait fonctionner étaient très autoritaires, dans un style différent de l'armée. Ils n'ont pas été capables de saisir leur chance. Cela aurait été bien s'ils avaient été des opportunistes un peu plus intelligents – pour ne pas dire s'ils n'avaient pas été des gens stupides.

15 Septembre. Alaa Abdelfattah gagne une première bataille. Le juge se récuse lui-même, Abdelfattah et vingt-quatre autres prisonniers sont libérés sur caution. Mais sa liberté ne dure pas longtemps. Le 27 Octobre une cour renouvelle l'emprisonnement des vingt-cinq activistes. Ils sont officiellement une menace à la sécurité nationale.

Q : La majorité des égyptiens soutient le gouvernement actuel. Ils espèrent que l'unité redonnera de la force à l'Égypte.

L.Soueif : Jusqu'ici je n'ai pu constater aucune véritable tentative de réforme. Il semble que les forces actuellement au pouvoir soient dans l'incapacité d'améliorer notre situation. Pas parce qu'ils refusent de réformer le pays mais parce que leurs décisions sont mauvaises.

Q : Lesquelles ?

Soueif : Ils ont décidé de prendre le parti des riches et de le entretenir. Ils ont décidé de donner des postes clefs aux officiers de l'armée. Et de plus, ils ont décidé de se retourner contre la jeunesse.

Décembre. Depuis cinq mois Sanaa est retenue dans la prison pour femmes de Qanat, un quartier du Caire. Elle obtient finalement son verdict : deux années d'emprisonnement qui seront suivies d'une surveillance de l'état.

Q : A quoi ressemblera le futur proche selon vous ?

L.Soueif : Il n'y a que deux options. Un : les gouvernants vont prendre conscience de la tension politique qu'ils nourrissent et cesseront de suivre une politique similaire à celle de Moubarak. Il a toujours laissé quelques menues libertés dans les périodes de tension et a progressivement perdu de sa force. Ca ne donnera pas trente de plus au pouvoir actuel, mais peut-être deux ou trois années de plus.

Q : Et la seconde option ?

L.Soueif : Qu'ils continuent comme avant. Alors la situation ne peut qu'exploser.

Au mémorial en hommage à Ahmed Seif, Abdelfattah donne un discours très personnel à propos de son père : « Il n'était pas un surhomme, il était comme nous. Il parlait toujours aux gens de ses faiblesses ou de ses erreurs. Mais pas pour se dénoncer lui-même, simplement pour montrer qu'il faut être persévérant quand on veut parvenir aux choix qui sont justes. »
Q : Votre mari, Ahmed Seif, n'a pas eu la chance de dire au revoir à ses enfant.

A : Mon mari est mort pendant que Alaa et Sanaa était toujours en prison, ce fut un moment très dur pour moi. Et depuis mes enfants me manquent encore plus. Avec Sanaa la maison était toujours pleine de vie. Alaa est le plus âgé de mes enfants, il était le plus proche de moi. Intellectuellement, nous sommes sur les mêmes ondes. Il était normal pour nous de parler deux ou trois heures au téléphone de tout et de rien. Mes enfants m'ont toujours expliqué comment apprendre à utiliser les réseaux sociaux. Ce que Twitter et Facebook veulent dire. Je leur ai toujours demandé ce qu'ils pensaient parce qu'ils sont d'une génération différente. Ce qui me fait le plus de mal est que je sais que ces jeunes ont fait la révolution et qu'elle leur appartient. Mais maintenant ils sont en prison, ce sont eux les perdants.




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