Bertrand
Tavernier qualifie le cinéma de John Ford de « cinéma de
paysan » car il s'attache aux rites collectifs qui soudent une
communauté plus qu'aux péripéties de personnages isolés,
vainement héroïques. L'héroïsme selon lui c'est l'entente entre
tous au sein d'une communauté. Et c'est bien cela qui ressort de
Steamboat Round The Bend, film dans lequel il démystifie totalement
la figure du prince charmant et vigoureux en l'envoyant dès les
premières séquences derrière les barreaux. En effet comme dans la
majorité de ses œuvres, Ford met l'accent sur l'héroïsme de ceux
qui malgré leur apparente fatigue ou leur âge avancé parviennent à
animer la vie collective et à éviter les manquements à la morale
ou au respect, généralement face à un contexte social oppressif,
qui n'existe pas dans ce film.
Le
Docteur John Pearly qui sera le véritable héros de ce film est
d'abord introduit sous les traits du charlatant itinérant, qui vend
ses remèdes miraculeux sur les vapeurs qui voguent sur les eaux du
fleuve Mississippi. Durant ces premières séquences, seul John
Pearly est connu du spectateur, et Ford en profite pour installer un
climat typique de son cinéma dans lequel chacun paraît extravagant,
peut-être un peu alcoolisé, en tous cas, chacun anime une foule
vivante et plutôt amusante aux yeux du spectateur. Pourtant Ford se
plaignait d'avoir du faire face à l'arrivée d'un nouveau directeur
de la 20th
Century Fox qui pour montrer sa détermination avait effacé beaucoup
de l'humour du film en en refaisant un montage.
Nous
nous retrouvons sur un vapeur bondé avec ce charlatant concurrencé
par d'autres mystificateurs, les messies. Le Docteur crie ses slogans
commerciaux, tente de vendre ses produits, et sur les rives du fleuve
ou dans d'autres vapeurs, des religieux en toges et longues barbes en
font autant. Faisant part de leurs connaissances bibliques et des
avertissements du divin, ils réunissent aux aussi à leur façon des
foules d'auditeurs impressionnées. Par le biais de la comparaison
Ford place le religieux et le charlatant sur un même plan, mais la
critique semble avant tout caractériser le Docteur Pearly, qui
passe alors aux yeux du spectateur pour un personnage rusé et
solitaire, opposé à la masse. Cependant la suite du film permet
d'entrevoir un autre objectif à cette comparaison. Il gagne par la
suite un vapeur sur lequel il vivra désormais, et c'est à ce moment
que le neveu du Docteur apparaît avec sa bien aimée Fleety Belle.
Il dynamise la narration et des enjeux semblent se dégager. Après
avoir commis un crime en état de légitime défense, Duke veut se
cacher sur le vapeur de son oncle, mais celui-ci lui recommande de se
rendre au sheriff, malgré les protestations de la jeune femme.
Dès
cet instant, John Pearly devient le personnage cher à Ford qui
malgré les tentations immorales et le risque de châtiment
recommande de se livrer à la justice, de ne pas faire de vagues. Une
fois Duke en prison, il défend Fleety Belle contre une foule
d'hommes à la recherche de Duke, et une nouvelle fois il est la voie de
la raison. Après avoir retapé le vapeur qu'il a gagné, il décide
avec Fleety Belle de lui redonner une seconde vie en déguisant les
mannequins qu'il contenait en figures historiques des États-Unis, il
créé alors un musée flottant. Sa première visite, il la doit à
une masse de paysans en colère qui envisagent d'abord d'incendier le
bateau. Mais le Docteur parvient à les calmer et même à éveiller
leur appétit de savoir en leur expliquant qui sont les personnages
du musée. A trois reprises, le Docteur apaise une situation et
parvient à contenir la colère d'autres hommes qui ont semble t-il
de bonnes raisons de sa fâcher. (Duke en légitime défense, les
hommes qui veulent venger son crime, les villageois à la recherche
d'un charlatant.) La figure du messie devient alors plus claire, le
Docteur n'est pas uniquement un charlatant qui aimerait diriger les
pensées et les achats de ses clients, il est avant tout un homme de
rassemblement. Parmi les multiples personnages qui naissent au long
du film, il est l'un des piliers de la communauté, faisant également
office de relais entre le sheriff et la promise de son neveu, entre
la justice et les hommes.
Du
début à la fin du film, il apparaît comme un personnage
vulnérable, un peu bourru mais de bonne volonté. Ford renforce
l'impression qu'il est le vrai héros en rapprochant Fleety Belle de
cet oncle « simple ». Ils tiennent la barre ensemble,
main sur main, se promènent tous les deux dans des cadres bucoliques
avec des sourires d'une infinie tendresse... Tout porte à croire que
Duke n'existe pas, que Fleety Belle pourrait tout aussi bien être
éprise de ce vieux monsieur sympathique et au quotidien étonnamment
mouvementé. Durant les séquences dans la cabine du vapeur ils sont
clairement isolés tous deux et le fait qu'ils mènent leur vapeur
les mains enlacées sur la barre créé une sorte de lien étrange
entre eux. Si plus tard les décors des westerns de Ford ouvraient
des discussions plus ou moins argumentées sur la présence de
références phalliques dans ses décors de plaines rocailleuses, il
est ici certain que le comportement des deux acteurs est pensé pour
souligner une relation précise et que cette barre les réunit dans
un espace qu'ils se partagent aisément.
La
figure du héros jeune et viril disparaît donc pour faire naître ce
type de personnage particulier, le héros quotidien à la patience
remarquable et à la nonchalance romantique. Cet anti-héros
d'excellence prouve sa valeur au long du film, permettant à celui
qui aurait dû mener le film, le jeune Duke, d'éviter la pendaison.
Par ailleurs, enfermé entre quatre murs, Duke n'est pas très
présent à l'écran. Il apparaît à de rares occasions entouré de
co-détenus dans des postures tout à fait « clichées ».
Il joue de la guitare, rumine seul dans un coin de la pièce, il
regarde au loin la tête entre les barreaux de la fenêtre, il semble
adopter un comportement stéréotypé, représentatif non pas d'un
personnage singulier dans une trame qui l'est, mais d'un type de
personnage récurent dans la littérature romantique, ce fameux
prince charmant qui dans les films de cape et d'épées aurait
affronté la justice main armée afin de vivre son amour librement.
Mais
Ford présente également d'autres axes de réflexion. Le vapeur que
récupère John contient des mannequins inutilisés. Il décide de
les déguiser, montrant à Fleety Belle comment faire, et de leur
donner les apparences de personnages célèbres de l'histoire
américaine, bandits ou justiciers. Il montre qu'avec peu de choses,
on fabrique une fausse barbe, une fausse décoration militaire, en
bref, un personnage. A partir de cet instant, de nombreux plans du
film cachent des figurants qui restent immobiles de longues secondes,
sans raison particulière. Deux hommes discutent au milieu d'une
foule, et à leur côté, un homme immobile, yeux continuellement
ouverts, regarde au loin derrière la caméra avec un sourire figé.
Ford transforme ses figurants en mannequins et de ce fait opère une
réflexion sur le cinéma ou le théâtre : il n'est pas
compliqué de travestir la réalité et de lui donner du corps. Cette
approche particulièrement intéressante est omniprésente dès la
construction du musée flottant et ce jusqu'à la fin du film.
L'idée
d'un musée implique la conservation d'un passé, et Ford met
ingénieusement en scène cette transformation des États-Unis en
mettant son passé de guerre Nord-Sud au musée. Par ailleurs, le
film se déroule sur le Mississippi, frontière naturelle entre ces
deux régions aux politiques divergentes, il est possible à de
nombreuses reprises de voir au loin se profiler les villes du Nord,
fédéralistes et démocratiques. Dans ces cadres qui pourraient
paraître simplistes s'invitent des éléments très significatifs,
et c'est ainsi que le musée ainsi que le lieu même du film en font
une fresque sur la communauté qui fait face à la mort d'une époque.
Aux États-Unis l'épopée du Grand Ouest fut suivie d'une
disparition des légendes vivantes et d'une uniformisation du pays,
et beaucoup d’œuvres de littérature ou de cinéma ont traité de
cette période pendant laquelle les oppositions passées entre
justice et dissidents, soldats et indiens, nordistes et sudistes
devenaient obsolètes.
Après
que John soit parti à la recherche du Messie, seul témoin de la
légitime défense de son neveu, il apprend la pendaison prochaine de
ce dernier. Plus tôt, il avait tenu tête à un autre capitaine de
vapeur qui lui lança un défi pour jouer son bateau. Les deux
événements coïncident et John, Fleety Belle et de nombreux
compagnons de route devenus employés du musée participent à une
grande course sur le Mississippi. Mais il paraît difficile de dire
si la course ou la libération de Duke est plus importante, cette
longue séquence d'action réunit une foule de personnes différentes.
Parmi les compagnons de voyage, le Messie, un jeune noir américain,
Fleety Belle, de nombreux personnages aux origines très variées se
retrouvent dans l'effort et ils détruisent le plancher du vapeur
afin de lui faire prendre de la vitesse. Cette foule détruit en
partie le musée flottant pour atteindre la ligne d'arrivée et pour
libérer Duke de son triste sort.
Tout
cela se termine bien pour la joyeuse bande, et c'est donc l'effort
conjoint d'américains différents qui permet cette libération. Il y
a là un constat, presque un bilan sur les années d'oppositions
entre américains, duquel Ford fait table rase, tout comme John
ordonne la destruction du plancher. Encore une fois, Duke n'est
d'aucune aide, à cet instant précis, il est sur la potence la tête
dans un sac et les mains attachées. John Pearly dans son effort lui
permet de vivre plus longtemps, lui qui est également une figure du
passé puisque l'héroïsme de cette époque précise, c'est cet
effort collectif dans le but d'aller de l'avant tout en respectant le
passé commun, ce qui fait l'épine dorsale d'une nation. Très
simplement, on peut souligner de nouveau la présence du Mississippi
comme frontière entre deux mondes, qui tombe dans l'effort
collectif, puisqu'en définitive, noirs, blancs, croyants ou
charlatans se retrouvent comme on le dit « dans la même
galère ».
Ce
film est donc à mon sens une aventure qui en cache une autre. Celle
de John et Fleety Belle présente l'union de deux personnes qui ne
sont pas supposées se rapprocher, deux univers se rencontrent, et le
comportement hypothétiquement romantique de Duke passe pour du
machisme, une façon d'agir datée, qui n'aura plus cours. Fleety
Belle est libre d'aller et venir, et prenant la barre du vapeur, elle
symbolise également un pouvoir grandissant pour les femmes. Cette
union de deux personnages est à l'image de l'union collective de
personnes d'horizons variés, autrefois prisonniers des stéréotype
imposés par l'Histoire. Ils détruisent ensemble une partie du musée
flottant, mais une partie seulement, comme si l'acte même de
destruction faisait du navire un mannequin de plus, une fois à quai,
immobile, il sera le symbole d'une épopée nouvelle pour
l'Amérique : la réconciliation.
Un
film marquant qui mérite plusieurs visionnages du fait de ses
nombreux niveaux de lecture, mais aussi du fait de sa fraîcheur,
portée magnifiquement par Will Rogers et sa bonhomie imparable.
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